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mais le tabac ne présente ni de pareilles séductions, ni de semblables dangers. Son action sur le système nerveux est faible et toute spéciale. Il n’endort pas, mais il calme et émousse la sensibilité des organes ; il cause une torpeur agréable pendant laquelle la pensée conserve toute sa lucidité, la faculté du travail toute sa puissance. C’est là le genre d’attrait qu’il exerce et qui le fait rechercher par un grand nombre de penseurs et de gens studieux. Pour ceux-là, le tabac est l’auxiliaire du labeur intellectuel. Lorsque la fatigue commence, que le besoin d’un instant de repos se fait sentir ; quand la pensée ne se présente plus avec sa netteté ordinaire ou que l’esprit hésite sur la forme à lui donner, le savant, l’écrivain, le chercheur s’arrête, il allume sa pipe et bientôt, à la faveur de ce doux narcotisme, l’idée apparaît claire et limpide à travers le petit nuage bleuâtre dans lequel le fumeur s’est enveloppé.

Je ne voudrais pas faire du lyrisme à propos d’une mauvaise habitude pour laquelle je me borne à plaider les circonstances atténuantes ; mais j’en appelle à tous ceux qui ont connu les longues nuits passées devant la table de travail, pour l’élaboration de quelque œuvre bien aride, et je leur demande s’ils n’ont pas trouvé, dans le tabac, un secours et un soutien. Le comte Tolstoï ne le conteste pas, mais il a une façon à lui d’expliquer ce phénomène :

« Lorsqu’on écrivant un roman ou une nouvelle, j’étais, dit-il, mécontent de ce que j’avais écrit et avais conscience que je devais cesser le travail commencé ; mais que, d’un autre côté, j’avais le désir de le terminer quand même, je prenais une cigarette et je fumais.

« Discutant quelque question, avais-je conscience que mon contradicteur et moi l’envisagions sous un autre point de vue et que nous ne pouvions, par conséquent, jamais nous comprendre, alors, si j’avais le désir de continuer la discussion malgré tout, j’allumais une cigarette et je continuais à parler. »

Ainsi, c’est toujours pour commettre une méchante action, pour faire de mauvaise besogne ou pour persévérer dans quelque argutie que l’éminent romancier faisait appel au tabac. J’ai toujours éprouvé le contraire. Cette différence tient peut-être à ce que Léon Tolstoï fumait la cigarette et moi la pipe.

La cigarette, qui se consume en quelques minutes, dont la fumée est si faible qu’il faut la respirer pour en jouir, ne produit d’effet un peu marqué qu’à la condition d’en fumer coup sur coup un grand nombre. Il faut avoir une conscience bien somnolente pour qu’elle se laisse endormir par quelques bouffées sans saveur, lorsqu’on n’en consomme qu’une seule. La cigarette est la compagne