Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et en histoire. Ce procédé oppose la finesse de quelques érudits aux instincts créateurs de la collectivité, à la conspiration. de l’inconscient ; et, s’il s’empare d’un fait, d’un livre, d’une figure, il arrête arbitrairement l’objet de son étude à un moment donné ; il le considère comme achevé, désormais immuable. Passe encore pour les morts obscurs qui finissent avec la mort ; mais les morts qui continuent de vivre, un Lamartine, un Victor Hugo, un Napoléon, et tant d’autres à tous les degrés de survie, de quel droit nous proposez-vous une restitution de leur figure passée, dont vous n’êtes jamais sûr, comme plus vraie que leur figure actuelle, objective, lentement accrue par la collaboration de tous ? C’est comme si vous nous montriez la photographie enfantine d’un sexagénaire de nos amis, en disant : Voilà le fidèle portrait de N... Votre affirmation ne comporterait qu’une demi-vérité : c’est lui, sans doute, et ce n’est pas lui, nous ne le reconnaîtrions jamais sur ce portrait. En quoi votre décomposition, par l’analyse, est-elle plus légitime que la création synthétique de la foule ? Dans une de ses poésies écrite loin de Milly, Lamartine avait parlé, par erreur, d’un lierre qui tapissait le mur de la maison ; il n’en existait point ; par une inspiration délicate, sa mère planta le lierre absent et fit du mensonge une vérité. La foule, aidée par le temps, agit comme cette mère ; elle achève l’œuvre du poète, elle fait des vérités de ses erreurs. Son opération est normale, conforme au travail de la nature, qui retouche constamment ses œuvres pour dégager les grandes lignes, pour les débarrasser du caduc et de l’accessoire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en détruit.

Sait-on bien ce que l’on fait, en arrêtant toute formation d’idéal par « l’enquête documentaire ?» l’électricité nous a donné le secret d’embellir les foyers modestes en déposant une mince couche d’or ou d’argent sur mille objets de métal commun. Que dirions-nous si une bande de maniaques envahissait le magasin de M. Christophle et s’acharnait à racler méthodiquement ces légers voiles d’or, sous prétexte qu’il faut nous rendre de la vaisselle vraie, du fer vrai, de l’étain vrai ? On les enfermerait. C’est pourtant ce que l’on fait pour tout notre mobilier intellectuel, quand on contrarie le travail semblable et mystérieux du temps, qui dépose l’or de l’idéal sur le fer de la réalité première. Et puisque le raisonnement philosophique a le droit de tout mettre en doute, il peut pousser l’audace jusqu’à l’interrogation essentielle : ces fines recherches, ces dissections habiles, sont-elles autre chose qu’un jeu d’idées dans quelques cerveaux ingénieux, jeu sans valeur sérieuse et appréciable, si on le compare aux forces plastiques de la nature et du large instinct humain, qui conspirent