Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
42
REVUE DES DEUX MONDES.

répétait sans cesse en tapant sur le rebord de sa tabatière pour rejeter dans le fond le surplus de sa prise :

— Bien, ma fille ! au bout de cela il y a le pardon de Dieu et la paix du ciel !..

Malgré les supplications de Lacousthène, elle n’alla pas au Vignal faire ses adieux.

— À quoi bon ! disait-elle, je ne dois jamais plus les revoir sans doute, et ma visite leur causerait quelque pitié ou quelque peine, passerait comme une ombre importune sur l’intimité de leurs joies.

Il avait bien fallu se résigner ; et maintenant elle partait après avoir embrassé sa mère et sa sœur sans émotion apparente, reçu avec un sourire calme les bénédictions pleurardes des voisins et des domestiques.

Il faisait un temps mou de dégel, un ciel gris et lourd qui semblait tomber sur la terre. Des squelettes noircis des arbres s’égouttait du brouillard liquéfié, et les stalactites de glace se fondaient aux flancs abrupts des collines.

Lacousthène tapait à tour de bras sur sa bête dont les larges sabots flicflaquaient dans la boue molle de la route, et il causait à voix très haute avec l’abbé Roussillhes, le bruit des roues les forçant à crier presque pour s’entendre.

Comme ils passaient devant le Vignal, Alice fut secouée d’un long frisson, ses yeux se voilèrent, et, comme une gorgée de fiel, le passé lui remonta aux lèvres dans un sanglot.

— Eh bé ! qu’as-tu donc maintenant ? tu pleures, toi qui n’as pas sourcillé au départ tout à l’heure ?

L’abbé Roussillhes avait compris, lui. Il eut un geste enveloppant et large comme le signe de croix des absolutions, et d’une voix solennelle :

— Laissez, laissez, ordonna-t-il, c’est un don divin que celui des larmes… Avec elles s’exhalent et s’endorment à la longue toutes les douleurs, sous leur baume se guérissent et se ferment toutes les blessures.

Et comme Lacousthène le regardait étonné sans comprendre, il ouvrit son bréviaire et se mit à réciter tout bas des oraisons.

Eugène Delard.

(La dernière partie au prochain n°.)