Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs flancs pour en laisser échapper ces denrées de toute espèce, objets de luxe et de première nécessité, que se disputait un cercle d’acheteurs naïvement émerveillés. En courant ainsi dans le sillage de ces nefs aventureuses et en s’arrêtant aux lieux où elles atterrissaient, on ramasse plus d’un monument curieux, qui vient fort à propos combler les lacunes des séries formées de la dépouille des grandes et maîtresses cités ; cependant celles-ci, d’abord Sidon, puis Tyr et plus tard Carthage, sont demeurées, pendant de longs siècles, les vrais centres organiques du monde phénicien, ceux qui attiraient et recevaient tous les produits de la terre habitée, comme disaient les Grecs, pour les répartir ensuite entre les nations, non sans les avoir souvent transformés par les mains de leurs artisans et marqués à leur empreinte. Une fois que Sidon eut perdu sa suprématie, Tyr s’empara des marchés du bassin oriental ; mais, après que la force des choses eut opéré ce partage, l’équilibre se maintint, la vie et la primauté ne se déplacèrent point, jusqu’au jour où l’astre de cette race commença de décliner, où Alexandre eut pris Tyr et fondé Alexandrie, où Carthage, chassée de la Sicile, puis de l’Espagne, finit par s’abîmer dans les flammes, sous les yeux de Polybe et Scipion Émilien.

Ce fut la fin ; mais, auparavant, plus d’un millier d’années s’étaient écoulées durant lesquelles les ateliers de ces villes avaient répété les mêmes types, avec la facilité routinière d’une industrie qui ne puise pas ses inspirations dans un art animé d’une vie intense et puissante. L’ouvrier, suivant le temps, a cherché de préférence ses modèles tantôt en Égypte, tantôt en Chaldée, tantôt même en Grèce ; mais on ne trouve là ni modifications graduelles du style comme en comporte tout développement normal de la faculté plastique, ni écoles locales dont chacune aurait représenté supérieurement une des tendances naturelles de la force créatrice. C’était toujours à peu près le même article, pour parler la langue du commerce, que le négociant phénicien servait à ses cliens, et la marchandise ne différait guère, qu’elle fût expédiée de Tyr ou de Carthage. Sur le terrain, la Phénicie paraît très étendue et très disséminée, surtout après l’essor hardi et le succès des ambitions puniques ; mais, à ne consulter que la réalité des choses, elle reste concentrée dans un effort unique qui n’a connu ni le progrès véritable ni la diversité. Il n’en faut pas croire le témoignage de la carte ; toutes ces villes qui y sont indiquées par le même trait de couleur que les reines de Chanaan, ce ne sont que des comptoirs et des entrepôts, ce que l’on pourrait appeler des succursales de la maison mère. Tout le travail utile de cet entreprenant et laborieux génie se résume donc en cet éclectisme adroit dont la pratique avait déjà été inaugurée par Sidon, cette aînée de la nation