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que quelques lettrés très experts s’aperçurent que Stendhal valait quelque chose. Ils lui firent une réputation de penseur et de moraliste et même de critique déjà exagérée en ces premiers commencemens et qui n’a fait que s’augmenter presque jusqu’à notre temps. Cela se comprend très bien et n’est point sans raison. Ce n’est pas un simple caprice de la mode ; ce n’est pas un simple chapitre de l’histoire de l’engouement. D’abord Stendhal est un moraliste : il l’est étroit ; il l’est médiocre ; il l’est mauvais souvent ; mais c’en est un. Or, il n’y en avait pas eu en France depuis une centaine d’années. Des littérateurs de combat, des littérateurs d’imagination élégiaque ou lyrique, voilà ce qu’on avait eu en France depuis le XVIIIe siècle. Les hommes nourris de Bossuet, de Racine, de La Rochefoucauld, de La Bruyère, de Montesquieu, et, si l’on veut, de Duclos, saluèrent Stendhal comme un ami. Ils l’attendaient depuis longtemps. Ce sont eux qui ont fait sa première réputation. Quoi qu’en ait pu penser Sainte-Beuve, ou encore qu’il ne s’en soit pas douté, Stendhal et Sainte-Beuve ont eu les mêmes admirateurs. Ils goûtèrent Volupté, admirèrent les Lundis et Rouge et Noir. — Autre raison : Stendhal est un réaliste. Il l’est, malgré son goût de « l’énergie » et des coups de couteau, essentiellement. Il n’a pas toujours réussi à nous peindre des personnages vrais, mais il l’a voulu, et n’y a pas toujours échoué. Il sait voir, il sait observer, il sait analyser. Il a le don essentiel en cette affaire : il peut sortir de lui ; il peut entrer dans le cerveau d’un autre, et y voir quelque chose, parfois très distinctement. À ce titre le père de Julien Sorel, de Mme de Rénal et de la duchesse Sanseverina est le premier en date de nos réalistes. Il l’est à plus juste titre que Balzac, homme qui voit, mais visionnaire bien plus encore, et réaliste encombré encore du romantisme le plus gros et le plus vulgaire. Il l’est à plus juste, titre que Mérimée, exempt à peu près de romantisme, il est vrai, mais réaliste qui a toujours eu, soit timidité, soit autre cause, le goût de dépayser son observation, de ; nous montrer des mœurs toujours un peu étrangères par quelque endroit, et jusqu’à certain point invérifiables pour nous. Des mœurs moyennes du pays de France, des caractères moyens nés de notre sol et façonnés par notre histoire, à telle date précise, sans grossissement violent de cerveau congestionné, sans prudente transposition, habile déplacement et ingénieux éloignement de perspective, voilà ce que dans les Mémoires d’un touriste et dans Rouge et Noir Stendhal avait l’audace ou la franchise, et au moins l’originalité de nous présenter. Dans le déclin du romantisme, dans le dégoût injuste, mais fatal, qui succédait vers 1850, à un engouement d’un demi-siècle, Stendhal apparut comme le plus