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antiromantique, et c’était vrai, de toute l’époque romantique et lyrique et élégiaque. Cet attardé, comme il arrive naturellement, dans le jeu des actions et réactions littéraires, devenait un précurseur ; et il s’est trouvé juste à point une école réaliste pour faire qu’il devînt un ancêtre. Son imperméabilité rencontrait là sa récompense, que, du reste, sans y compter beaucoup, il avait prédite. — Et si vous ajoutez à cela que ses idées ou tendances irréligieuses, si déplacées à l’époque où il vécut, n’étaient pas dans la seconde moitié du XIXe siècle pour scandaliser ou refroidir ceux qui avaient d’ailleurs d’autres raisons de le goûter, vous comprendrez ce phénomène, assez fréquent du reste dans l’histoire littéraire, d’un auteur beaucoup plus lu et surtout beaucoup plus admiré de la génération qui le suit que de celle dont il était.

À le considérer sans plus tenir compte des tendances ou répugnances d’école, Stendhal reste un homme considérable dans l’histoire de notre littérature. Stendhal, c’est le XVIIIe siècle, c’est Duclos, Helvétius, Destutt de Tracy et Cabanis : c’est une âme sèche, une intelligence claire, un tour d’esprit positiviste et une sensualité un peu grossière. Mais c’est le XVIIIe siècle, dirai-je perverti, je dirai plutôt un peu endurci et rendu plus brutal par la révolution et l’empire. Le XVIIIe siècle, je dis le plus sec et le plus vulgaire, avait ses parties généreuses et son petit coin d’idéal qu’il ne faut jamais oublier. Positiviste, sensualiste, ne croyant qu’au bonheur matériel et ne prêchant que la « chasse au bonheur, » encore voulait-il ce bonheur pour tout le monde, encore rêvait-il pour l’humanité, encore voyait-il devant lui une ère de prospérité et de volupté douce qu’il croyait préparer pour tous les hommes et pour laquelle il donnait rendez-vous au genre humain. — Stendhal ne croit qu’à la sensation, tout en sachant qu’il n’y en a pas pour tout le monde. Il est épicurien sans avoir l’espoir ou nourrir le rêve d’un épicurisme universel. Il semble toujours dire : « Cherchez le bonheur ; ne cherchez pas autre chose ; du reste il n’existe guère. » En un mot c’est un homme du XVIIIe siècle, moins l’optimisme. C’est le XVIIIe siècle qui a traversé une terrible époque de brutalité et de violence, qui en a été endurci et assombri, et qui a gardé toutes ses idées sans garder son rêve. De là ce qu’il y a de sec et de dur et de noir dans toute l’œuvre de ce d’Holbach retardataire. De là ce Julien Sorel « qui ne vaut pas Valmont, » j’entends qui vaut encore moins, dont l’idée maîtresse est qu’il n’y a à chercher ici-bas que le plaisir, et que le plaisir est réservé à un petit nombre d’égoïstes très forts, très énergiques et très implacables. L’établissement du bonheur, voilà le rêve du XVIIIe siècle, la chasse