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travailler. Il est de la race des patiens ; il respecte les faits, il est incapable de leur faire violence, il sait suspendre son jugement, il sait douter. Il n’a pas prétendu résoudre tous les problèmes que présente l’histoire de l’écriture ; mais quand il affirme, on peut l’en croire. Personne n’est plus attentif que lui à distinguer les preuves des demi-preuves et des commencemens de preuve. Pour n’en donner qu’un exemple, des savans très ingénieux, mais trop prompts à conclure, se sont flattés de déchiffrer ces confuses et mystérieuses inscriptions hittites, où l’on voit des têtes d’animaux, de buffles, de béliers, des lièvres, des oiseaux, des bras, des jambes, des pieds, des flèches, des tenailles, des fers de lance, des vases et des fleurs. M. Berger rend justice à leur sagacité, mais il les engage avec une exquise politesse à ne pas trop présumer d’eux-mêmes. « En admettant, leur dit-il, que la valeur de tous ces caractères hittites soit parfaitement certaine, il faut reconnaître que tout cela est encore loin de constituer une démonstration… On a cru trouver dans ces caractères l’origine de l’alphabet phénicien. Il faut se garder de tirer des conséquences aussi extrêmes d’une écriture dont nous ne possédons pas encore la clef. Espérons que de nouvelles découvertes viendront hâter la solution du problème. » Si la foi est une vertu théologale, l’esprit de défiance est la première vertu des philologues et des antiquaires.

Quoiqu’il ait écrit son livre à la plus grande gloire de l’alphabet que nous ont donné les Phéniciens, M. Berger a tenu à remonter jusqu’aux origines, jusqu’aux procédés primitifs et fort grossiers auxquels recoururent des êtres pensans ou presque pensans pour traduire les conceptions de leur esprit par des signes matériels et visibles. Il a parlé des bâtonnets marqués d’entailles dont se servaient les Scythes et les Germains pour leur correspondance et leurs pratiques divinatoires, des wampums des Iroquois, ceintures ou colliers composés de coquillages violets ou blancs, faussement appelés « grains de porcelaine, » dont les combinaisons formaient des figures géométriques et qui comprenaient parfois jusqu’à 7,000 grains. Il a parlé aussi des quippos des Péruviens, assemblages de cordelettes en fils de laine bleus, rouges, blancs, bruns, où l’on faisait de distance en distance des nœuds plus ou moins compliqués. Chaque couleur, chaque caprice dans la forme des nœuds avait son sens.

Avant d’inventer les quippos, les Péruviens avaient employé une autre méthode. « Il est curieux, écrivait au XVIe siècle le jésuite espagnol Acosta, de voir des vieillards décrépits apprendre avec un rond de cailloux le Pater Noster, avec un autre l’Ave Maria, avec un troisième le Credo, et savoir quelle pierre signifie « conçu du Saint-Esprit, » quelle autre veut dire « a souffert sous Ponce-Pilate ; » puis, quand ils se trompent, se reprendre seulement en regardant leurs cailloux. » Les Iroquois ne faisaient pas un moins bon usage de leurs