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dans quelque dialecte qu’on les eût composés, les vers et les récits se transmettaient de bouche en bouche. Frédéric-Auguste Wolf fut traité d’esprit paradoxal et téméraire quand il osa prétendre que l’écriture était inconnue à Homère et à ses contemporains. On se refusait à admettre que dans un temps où la langue que parlaient les Grecs était déjà une lyre à sept cordes capable de rendre toutes les nuances du sentiment et de la pensée, leur plus grand poète fût un illettré ; on ne pouvait admettre non plus que deux grands poèmes de vingt-quatre chants chacun eussent été composés et conservés sans le secours de l’écriture. Plusieurs années avant Wolf, Rousseau s’était permis d’avancer que si les héros d’Homère avaient su écrire, l’intrigue de l’Odyssée serait absurde et inepte, qu’Ulysse eût trouvé facilement l’occasion de donner de ses nouvelles, et il inclinait à penser « que les poèmes homériques restèrent longtemps écrits seulement dans la mémoire des hommes et furent rassemblés par écrit assez tard et avec beaucoup de peine. » Nous avons fini par donner raison à Rousseau et à Wolf, et nous ne songeons plus à nous étonner quand on nous apprend que les livres sacrés des Hindous n’ont été fixés que très tardivement par l’écriture, que l’introduction de l’alphabet dans l’Inde ne doit guère dater que du IVe ou du Ve siècle avant notre ère, que, selon toute apparence, il ne fut d’un usage courant que cent ans plus tard. Nous avons renoncé à tenir pour invraisemblable tout ce qui déroute nos habitudes d’esprit.

L’écriture est une admirable invention, mais l’antiquité a pensé avec raison qu’elle avait l’inconvénient d’affaiblir la mémoire, et qu’avant de s’en servir, les hommes savaient une foule de choses qu’ils oublièrent depuis. Au temps d’Homère, il y avait sur les bâtimens de commerce, nous le savons par un vers de l’Odyssée, un contrôleur de la cargaison, φόρτου μνήμων ; il enregistrait dans sa tête la liste des marchandises embarquées ; s’il l’avait couchée sur le papier, peut-être eût-elle été moins exacte. Il y avait dans le même temps des rapsodes capables de réciter des milliers de vers sans sauter un mot. Dans ses fameux Prolégomènes qui firent tant de bruit, Wolf parle d’une marchande de sa connaissance, absolument illettrée et d’un esprit assez borné, qui aimait à faire le dénombrement de toutes les marchandises qu’elle avait en dépôt dans diverses villes ; en l’écoutant discourir, Wolf pensait au φόρτου μνήμων de l’Odyssée. Un éminent agronome me disait un jour : « Le meilleur de mes maîtres valets était un Savoyard qui ne savait ni lire ni écrire ; achats, ventes, marchés, dates et chiffres, le moindre détail demeurait incrusté dans son souvenir, et il connaissait mes affaires mieux que moi. Celui qui l’a remplacé est très fort en orthographe et il oublie tout. »

Les Grecs racontaient que le dieu Teuth, qui avait découvert l’écriture, vint trouver Thamus, roi d’Egypte, et lui dit : « Voici une