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plus qu’à nous ; s’ils désarment, nous désarmerons aussi, et songerons à l’épargne. Battez-vous donc bien, monsieur. Que Dieu donne de la force à votre plume. Je vous proteste que je n’ai nulle envie d’interrompre vos occupations, mais jusqu’à ce que tout cela soit évident ; ne rendons rien, ou ne rendons guère[1]. »

Si Saint-Séverin eut, dès lors, connaissance de cette répugnance assez bien motivée du grand homme de guerre, c’était un memento homo dont, dans toute la jouissance de son succès, il pouvait avoir besoin. Lui-même cependant, il faut lui rendre cette justice, pressentait déjà qu’une fois passé le premier instant de soulagement, quand on viendrait à comparer les fruits réels de la paix avec les efforts que la guerre avait coûtés, on les trouverait médiocres, presque nuls, et qu’un retour d’opinion pourrait s’ensuivre assez peu favorable à ceux qui y attachaient leur nom ; aussi à défaut d’avantages matériels, il en indiquait d’autres, d’une nature différente que la France était sûre au moins de recueillir. — « Ce que je vois de meilleur dans cette affaire, écrivait-il dès le 2 mai, c’est que de longtemps les cours de Vienne et de Sardaigne n’oublieront pas le tour que les puissances maritimes viennent de leur jouer, et je mets le comble au commencement de méfiance et d’aigreur qui sont établis parmi nos ennemis[2]. »

La réflexion était juste, et les éclaircissemens qui me restent à donner pour compléter ce récit feront voir, en effet, que, si les pacificateurs s’étaient proposé de dissoudre toutes les anciennes alliances, et de laisser ainsi tous les États d’Europe dans un état de défiance et d’hostilité réciproque, le résultat était complètement atteint. Mais une paix dont l’effet principal était de jeter de nouvelles semences de discorde et de préparer par là de nouvelles luttes, était-ce une paix véritable et méritait-elle d’être appelée de ce nom ?


Duc DE BROGLIE.

  1. Le maréchal de Saxe au comte de Maurepas au camp sous Maëstricht, 15 mai 1748. Lettres et Mémoires du maréchal de Saxe, publiés par Grimoard, 1791, t. V, p. 263.
  2. Saint-Séverin à Puisieulx, 2 et 3 mai 1748. (Correspondance de Bréda et d’Aix-la-Chapelle. — Ministère des affaires étrangères.)