Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/931

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout le monde, c’est que notre équilibre n’est pas stable et que l’état présent des choses ne saurait durer. Il faut que cette civilisation se purifie et se transfigure dans le feu de la charité, ou qu’elle s’écroule dans l’incendie allumé par la haine, qui couve partout. » Parfait. Malheureusement, c’est une entreprise de lire M. Secrétan ; sa pensée est longuement concentrée, elle fera reculer le commun des hommes : les lâches, qui ne sont pas prêts à soulever des haltères pour se fortifier dans les vérités éternelles.

A ceux qui n’ont point la tête très solide, je recommande plutôt les livres de M. le pasteur C. Wagner, Justice, et surtout le dernier paru, Jeunesse[1]. On ne saurait trop répandre cet excellent conseiller. Sa chaleur d’âme est contagieuse, ses observations sur « la jeunesse populaire » empruntent leur autorité à une longue expérience des milieux ouvriers, car M. Wagner est une force appliquée. On peut le croire lorsqu’il nous dit : « Plus j’ai parcouru ce monde particulier, plus je me suis convaincu du vide immense qui s’est peu à peu creusé dans l’âme populaire. Il y a des jours où ce qu’on entend et ce qu’on voit vous amène jusqu’à conclure qu’il n’y a plus rien. Une demi-douzaine de formules négatives, résultat condensé des négations accumulées, servent à occuper la catégorie du mystère et de l’infini. » Et la jeunesse intellectuelle ? : « En philosophie, en science, en art, le délabrement des principes est complet. » — Quand M. Wagner s’épouvante du « vide immense » qu’il aperçoit, son effroi est d’autant plus convaincant qu’il se joint à un enthousiasme passionné pour notre temps, pour la science, pour les grandeurs intellectuelles et matérielles de notre civilisation. Mais l’écrivain a mis le doigt avec une rare sagacité sur la contradiction que l’on ne veut pas avouer. Le pouvoir de l’homme a grandi, l’homme a diminué ; il est le maître du monde, il ne l’est plus de lui-même ; il devient le premier esclave du mécanisme trop puissant qui le sert si bien. Chacun de nous est en petit un empire romain, de l’époque où l’empire romain tenait l’univers et ne se tenait plus au dedans ; magnifique, puissant et pourri. Lisez à ce sujet tout le chapitre si équitable, « Les conquêtes et les pertes du siècle. » — « En réduisant ainsi la réalité aux proportions de ce que nous en connaissons, nous nous sommes appauvris, et, circonstance bien remarquable, après avoir vu tant de choses que nos pères ignoraient, nous avons en somme rétréci notre horizon. L’homme est diminué à ses propres yeux. Voilà le grand résultat négatif du développement scientifique tel que nous venons de l’esquisser. » J’ai regret à quitter trop vite cet homme de bien ; je m’attarderais volontiers à citer

  1. Fischbacher, éditeur.