Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/949

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bénie et pleurée de tous, achève son sacrifice en mettant la main de la jeune plébéienne dans celle du prince victorieux.

De cette histoire compliquée, l’invraisemblance est peut-être le plus grave défaut. Comment admettre, par exemple, au début, que les citoyens d’une ville livrée à la tyrannie, et par suite à l’espionnage, non-seulement se confient, mais se soumettent au premier venu qui leur parle de liberté ? Un peu plus loin, est-il raisonnable que Guido et son frère, pour délivrer le pays, n’imaginent rien de mieux, comme entrée de jeu, que d’assassiner la femme du tyran ? Outre qu’elle est peu pratique, cette première démarche me paraît dictée par la rancune privée d’un amant qui se croit trahi, plutôt que par l’intérêt bien compris de la cause nationale. Et pour comble on allait égorger Rinalda sans l’entendre. Que serait-il advenu si Guido n’avait revêtu la robe du moine ? Ainsi, du commencement de la pièce à la fin, le grand politique, le saint patriote joue de malheur. C’est le plus inspiré des héros, mais le plus mal inspiré et le plus funeste. Il passe son temps à tout perdre, du moins à tout compromettre, encore plus à tout compliquer. Pas une de ses idées qui ne soit fâcheuse et près d’amener, à moins qu’elle ne les amène en effet, les plus désastreuses conséquences. Quelle est son idée capitale, celle qui, sous le drame d’histoire, noue le drame de passion et le dénoue, ou plutôt le tranche par le glaive ? Vous avez pu en juger : Rinalda et Guido réunis allaient purger Ravenne du tyran, s’en débarrasser eux-mêmes et couronner leurs amours. Au lieu de les laisser faire, le héros imagine de découvrir à Rinalda l’amour de Bianca pour le prince, un amour de second plan sans intérêt ni portée, un amour qui n’est pas même partagé et où, par une illusion politique, peut-être aussi par monomanie d’héroïsme, notre exalté s’entête à voir la garantie et la condition de la révolution. La révolution se fera bien sans cela. Que dis-je ? Au dénoûment elle est faite. Et alors quelle n’est pas notre surprise, quand nous voyons Rinalda, gagnée à son tour par la contagion de l’héroïsme à vide, du sacrifice inutile et du martyre de luxe, se précipiter elle-même au-devant du glaive, de ce glaive insupportable et jusqu’à la fin malencontreux !

Voilà comment le principal personnage de la pièce en est aussi le plus fâcheux. Le drame sans lui n’eût pas eu peut-être plus d’originalité, mais il eût marché plus vite et mieux fini. On aurait évité aussi bien de la rhétorique, et sur le sacrifice, la liberté et la patrie, une demi-douzaine de sermons, dont un seulement nous a ému : celui qui termine la grande scène avec Rinalda. Il commence par une éloquente évocation de Notre-Seigneur tombé trois fois et trois fois relevé sur le chemin du Calvaire ; il finit par une exhortation, et je dirais presque une irrésistible poussée au sacrifice et au martyre. Le