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de faire remonter sur leurs palefrois les chevaliers casqués du heaume et couverts de la cotte d’armes, pour lesquels le moyen âge faisait travailler ses corps de métiers. L’archéologie n’a malheureusement rien de commun avec la science sociale[1].

De ces chrétiennes associations, animées de l’esprit de paix et d’évangélique fraternité que Léon XIII voudrait insuffler aux sociétés ouvrières, j’en vois bien quelques-unes, en Alsace, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, en France même peut-être, mais combien rares ! Elles sont disséminées et comme noyées au milieu des syndicats batailleurs, embrigadés par l’esprit de haine. Et jusque dans les unions ouvrières ou dans les cercles catholiques formés par des patrons religieux avec la bénédiction de l’Église, des industriels chrétiens nous en ont fait l’aveu, l’esprit de suspicion et les rancunes de classes ont pénétré ; les patrons et les ouvriers qui s’agenouillent côte à côte devant l’Agneau de Dieu ont senti passer entre eux un vent froid de jalouse méfiance. Chez l’ouvrier catholique même, l’ouvrier est souvent en lutte avec le chrétien, et de ce duel intérieur, le chrétien ne sort pas toujours victorieux. — N’importe, si elles étaient plus nombreuses, ou si elles étaient plus influentes, de pareilles sociétés nous aideraient singulièrement à résoudre le dur problème posé à nos peuples modernes ; car elles seules pourraient nous donner, ou nous rendre, ce qui doit être notre but à tous, la paix sociale. Mais pauvres ou riches, qui, parmi nous, aurait l’illusion que c’est à cette œuvre pacifique que travaillent nos syndicats ? Tandis que le saint-père et les catholiques nous montrent dans les corporations ouvrières l’instrument de la conciliation, les syndicats ouvriers remplissent l’air de leurs fanfares belliqueuses. Leurs parrains du Palais-Bourbon ou de l’Hôtel de Ville ont eu beau nous promettre la paix en leur nom, ce n’est pas avec le rameau

  1. Je sais qu’en certains pays, en Autriche notamment, on a essayé de restaurer les anciennes corporations d’arts et métiers, avec l’obligation pour les artisans de produire un « chef-d’œuvre. » Mais l’Autriche ne semble point avoir tiré grand profit de cette restauration, et, l’expérience eût-elle réussi chez elle, il ne faut pas oublier que l’Autriche est peut-être le pays de l’Europe où les mœurs sont demeurées le plus « ancien régime » ou le plus « moyen âge. » Quant à l’Allemagne, une loi de 1881 y a rétabli nominalement les corporations (Innungen), mais l’entrée n’en est pas obligatoire et, pour en faire partie, il n’est pas nécessaire de produire un « chef-d’œuvre. » Certains membres du centre catholique ont bien proposé, en 1891-92, de rendre la corporation obligatoire pour tous les patrons et d’introduire à l’entrée de la carrière professionnelle une sorte d’examen technique ; mais le gouvernement s’est opposé à cette demande et l’a fait repousser. De pareilles corporations n’aboutiraient, du reste, qu’à créer une classe d’artisans privilégiés aux dépens de la masse des travailleurs. Puis, il importe de le remarquer, en Allemagne comme en Autriche, il ne s’agit ici que des artisans et de la petite industrie, et non des multitudes d’ouvriers occupés par la grande industrie. Cela seul suffirait pour qu’on ne pût attendre de semblables corporations la solution de la question ouvrière.