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la loi doit assurer à toutes les initiatives, à toutes les spontanéités vivantes, individuelles ou collectives. Une loi rendant aux Français le droit de s’associer dans l’espace et dans le temps, à travers les générations qui se succèdent, comme à travers les lieux et les distances qui séparent ; une loi consacrant le droit de travailler en commun à une même œuvre, de créer des entreprises et des sociétés qui dépassent les bornes d’un groupe local et les limites d’une vie humaine, qui puissent s’administrer librement et durer indéfiniment à l’aide de fondations temporaires ou perpétuelles ; une pareille loi serait, pour notre pays, le plus puissant instrument de rénovation. Elle réveillerait, elle raviverait partout, chez nous, — dans le corps anémié et dans les membres engourdis de la France, — ce qui a lentement décliné depuis la Révolution, la vigueur virile et l’énergie vitale, et, avec la virilité et la vitalité françaises, elle doublerait les forces sociales, comme les forces morales de la nation. Une fois en possession des mêmes droits que nos rivaux, nous pourrions lutter, à armes égales, avec les mieux doués et les mieux équipés des peuples contemporains. Mais, pour qu’elle soit un instrument de salut, et non un jouet inutile, ou un engin de perdition, il nous faut, non point une loi tronquée et bâtarde, n’accordant la liberté que de nom et la soumettant de fait à l’arbitraire administratif, — non point une loi de privilège déliant les mains des uns et enchaînant les bras des autres, — mais une loi d’un large esprit libéral garantissant à tous, riches et pauvres, patrons et ouvriers, laïques et ecclésiastiques, une égale liberté[1].

Cette loi de liberté, tant de fois annoncée, pouvons-nous l’attendre de nos ministres et de nos majorités parlementaires ? Le demander semble se moquer. On a déjà, au ministère de l’intérieur, rédigé, depuis une dizaine d’années, trois ou quatre projets de loi sur la liberté d’association. M. Constans s’y est essayé après M. Waldeck-Rousseau, après M. Floquet et M. Goblet. Dans lequel de ces projets, également tissés par l’esprit de secte, a-t-on pu découvrir le canevas de cette loi de liberté, attendue depuis des générations ? Ministres d’hier, ou ministres de demain, la liberté qu’on nous offre est toujours une liberté boiteuse et menteuse. C’est une liberté, selon nos vieilles formules, tempérée par l’arbitraire gouvernemental. Les lois qu’on apporte au Palais-Bourbon se ressemblent toutes par

  1. La nécessité du droit d’association dans les démocraties a été fort bien établie dans le dernier ouvrage de M. Emile de Laveleye, le Gouvernement dans la démocratie, Félix Alcan, 1892, t. I, p. 141 : « La démocratie, en faisant les hommes égaux, les isole et les rend faibles. Si l’on ne veut pas que l’État soit chargé de faire les mille choses nécessaires au progrès, il faut permettre aux individus de s’associer, afin qu’ils puissent faire ce qu’isolément ils sont impuissans à accomplir. »