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catholiques peuvent compter sur la tolérance, si ce n’est sur la complicité des pouvoirs publics. Ce sera beaucoup si, pour en assurer la sincérité, on exige des syndicats ouvriers qu’ils ne soient ouverts qu’aux travailleurs, aux gens du métier, et non aux agitateurs de profession et aux politiciens en quête de collège électoral. Et ainsi, nos hommes d’État, ainsi, nos législateurs, dupes des visions qui hantent leur cervelle, et toujours obsédés par les spectres qui ont terrifié leur enfance, tournent le dos au péril et se mettent en garde contre les fantômes et les revenans. Et telle sera la liberté d’association qu’on daignera nous octroyer : les hommes qui enseignent la haine et qui préconisent l’emploi de la force auront le champ libre ; ceux qui prêchent l’amour et qui recommandent l’union et la fraternité auront les pieds et les poings liés.

Cette manière d’entendre la liberté nous paraît aussi peu rassurante pour l’intérêt public que pour les intérêts privés. Après avoir si longtemps dénié aux classes ouvrières le droit de se coaliser et de se syndiquer, nous craignons que l’État, cédant à la pression d’en bas, ne sacrifie aux exigences des foules les droits de l’État avec les droits de l’individu. Tel est, à nos yeux, le péril prochain, péril pour l’indépendance de l’État, comme pour la liberté individuelle. Il est une maxime dont, depuis deux ou trois siècles, nos légistes nous ont rebattu les oreilles ; toutes les entreprises contre les libertés collectives se sont couvertes de cette spécieuse formule : l’État ne peut tolérer d’État dans l’État. Quelque abus qu’en aient fait rois et jacobins, peut-être serait-ce ici le lieu de s’en souvenir ; car, si quelque chose menace de former un État dans l’État et de subordonner la puissance publique à un intérêt de classe, c’est manifestement « le quatrième état, » le parti ouvrier. Que l’on se soumette aux arrogantes exigences des syndicats ; que, non content de leur accorder tous les droits compatibles avec la liberté individuelle, l’État leur concède les privilèges qu’ils réclament, à savoir le monopole du travail et la tutelle des travailleurs, la puissance publique n’est plus intacte. Qu’on ne l’oublie point, la puissance publique, l’indépendance de l’État est ici solidaire de la liberté individuelle. Vous ne pouvez sacrifier l’une sans aliéner l’autre.

Comment ne serions-nous pas anxieux ? Pour compromettre la paix sociale, au lieu de l’assurer, pour nous précipiter dans des conflits dont la France ne sortirait qu’affaiblie et appauvrie, il suffit de l’imprévoyance du législateur et de la mollesse des pouvoirs publics. La liberté d’association, faussée et viciée, deviendrait bien vite un agent d’oppression et un instrument de ruine. C’est là, encore une