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sans la moindre trace de lourdeur provinciale, les corsages échancrés que leur ont façonnés des couturières parisiennes. Seulement, il y a une chose que l’uniformité de la mode, heureusement, ne peut atteindre, c’est le caractère très particulier et très local du type, la physionomie à la fois antique et contemporaine, très ambiguë, orientale et pourtant affinée par les grâces d’Occident, le profil d’Athéna, retouché par Chaplin, une statue de Phidias, revue, chiffonnée, émoustillée par Grévin, tout cela et quelque chose encore, malaisé à définir et d’une saveur subtile et imprévue. S’il n’y avait quelque pédantisme à philosopher à propos de ces jolies valseuses, je dirais que ces visages féminins où des hérédités séculaires se confondent, de la manière la plus rare, avec la mobilité de l’expression moderne, sont tout à fait l’image du peuple grec, à la fois très ancien et très nouveau, et qui, après une si longue misère, recommence à vivre, avec un entrain de résurrection tout à fait semblable, malgré l’antiquité de la race, à une joyeuse enfance. Cela est un spectacle suggestif et délicieux. On se prend à suivre de l’œil, dans la confusion des groupes, une natte très noire, étoilée de fleurs d’argent ; on jouit de la splendeur de ces yeux d’Orient, à la fois avivés et alanguis par l’ardeur du climat ; on observe le manège des coquetteries enfantines, spontanées et savantes ; on cause innocemment de George Ohnet avec une interlocutrice qui s’appelle Iphigénie ou Polyxène ; en même temps, on perçoit, dans les intonations de la voix chantante, comme un ressouvenir des mélopées de la langue turque. Et cela vous ouvre des perspectives infinies ; on est loin du bal, on n’entend plus l’orchestre qui joue le Beau Danube bleu ; on songe aux longues années, obscures et terribles, qui ont précédé cette renaissance de la nation grecque ; à la venue soudaine des cavaliers nomades, accourus, sabre au vent, du fond des steppes d’Asie ; à l’effroi des êtres frêles qui ont précédé ces mignonnes danseuses ; à l’installation brutale du conquérant ; à ces quatre siècles, dont l’histoire ne sera jamais faite… Et vraiment, quand on regagne son logis, par la rue Sophocle, la rue Praxitèle ou la rue Chateaubriand, on ne regrette pas de ne plus retrouver sur l’Acropole l’aga des eunuques noirs.

La cour donne, en moyenne, deux ou trois bals par an. On y retrouve à peu près les mêmes personnes que chez les simples citoyens. On y voit seulement plus d’officiers. Les banquiers enrichis négligent d’ordinaire l’armée, parce qu’elle est pauvre, et beaucoup de jeunes filles de la « société » n’ont d’admiration pour l’uniforme que si les poches du dolman sont gonflées de gros sous. Le roi George estime que le droit de porter l’épée est la première de toutes les noblesses.

Guillaume, prince de Danemark, proclamé roi des Hellènes le 6 juin 1863, sous le nom de George Ier, a eu l’esprit, sans compter