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des ancêtres, égaient la monotonie des habits noirs et des plastrons diplomatiques.

À neuf heures, la musique militaire joue de toute la force de ses cuivres les premières mesures de l’hymne national, et le cortège royal entre, avec une solennité de bon goût et sans emphase. Le roi et la reine saluent fort aimablement leurs hôtes, et font le tour des salons, suivis par le prince héritier, le Diadoque, jeune homme vigoureux et intelligent, d’autant plus populaire aux yeux des Grecs, qu’il s’appelle Constantin ; — par le prince George, officier de la marine hellénique, solide garçon qui a déjà fait le tour du monde, surnommé le « prince athlétique, » parce qu’il assomma, d’un coup de bâton, le fanatique Japonais qui voulut, l’année dernière, tuer le tsarévitch ; — enfin par le prince Nicolas, joli et délicat adolescent, qui porte avec aisance l’uniforme de l’infanterie hellénique.

Vers minuit, on fait les préparatifs du cotillon. Hélas ! c’était autrefois le triomphe d’Hadji-Petro. Le bon colonel s’établissait solidement au milieu de la grande salle, et plaçait les danseurs et les danseuses, en veillant à ce qu’il n’y eût point de tumulte, et surtout pas d’amours-propres froissés. Il frappait dans ses mains, et une valse languissante entraînait, en tourbillons, les couples aux yeux noyés. Parfois, dans l’ardeur du plaisir, des valseurs perdaient l’équilibre, glissaient sur le parquet, et, plus d’une fois, une poitrine nacrée et frémissante est venue tomber entre les bras d’Hadji-Petro. Le colonel n’en était nullement ému, et consolait, de son mieux, les jeunes personnes bousculées. D’autres fois, des bostonneurs intempérans troublaient la belle ordonnance de la fête, envahissaient des espaces auxquels ils n’avaient pas droit. Alors le colonel se fâchait. On entendait sa grosse voix à travers les phrases de Strauss et de Métra : « Voyons ! voyons ! τόπον (topon), messieurs, τόπον (topon), mesdames ! soyez raisonnables, que diable ! Τόπον !… (Topon !…) » On reculait d’épouvante ; et, aussitôt, comme le bon géant des contes de fées, le colonel reprenait, sous sa moustache hérissée, son sourire bienveillant.

Brave colonel ! Bien qu’il n’ait jamais bien compris les calculs de la politique, il a contribué, j’imagine, à désarmer bien des haines et à écarter bien des questions irritantes. Lorsque Euthyme Hadji Petro, Palikare, fils de Palikare, colonel d’artillerie, grand-officier de la Légion d’honneur et de plusieurs autres ordres, avait bien dirigé le cotillon de la cour, les Athéniennes étaient contentes, les Athéniens étaient calmés, la politique chômait pendant quelques heures, et les philosophes se disaient que ce gentil peuple aurait bien tort de chercher des aventures et de se forger des soucis, quand il lui est si facile d’être heureux.

Gaston Deschamps.