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n’écrit pas, mais qu’il fait écrire[1], la conclusion de la triple alliance avait eu pour conséquence inévitable un refroidissement marqué entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui de Berlin ; mais il tenait beaucoup à ce que le refroidissement ne se tournât pas en inimitié. Il n’avait eu garde de pousser les choses à l’extrême ; il ménageait l’avenir, il laissait la porte ouverte à une réconciliation, à une entente future. Il prenait toujours en considération les intérêts de la Russie dans la péninsule du Balkan, il s’abstenait soigneusement de toute mesure, de toute démarche qui aurait pu ressembler à une provocation. S’il entretenait avec la France des rapports d’estime et de politesse, il ne lui faisait aucune avance, de peur qu’on ne le soupçonnât de vouloir par ses empressemens supplanter le tsar dans nos affections. Quant aux Anglais, il s’appliquait à demeurer en d’excellens termes avec eux ; mais il s’en tenait là : il avait pour principe qu’il ne faut jamais conclure avec le royaume-uni que des arrangemens sur des points déterminés, mais que rechercher son alliance est une entreprise à la fois vaine et dangereuse, attendu qu’un allié déclaré de l’Angleterre est nécessairement un ennemi de la Russie.

En un mot, M. de Bismarck s’attachait à maintenir l’hégémonie politique de l’Allemagne et la paix de l’Europe en ne se brouillant avec personne, en ne réduisant personne au désespoir. Il avait ses sympathies, il avait ses préférences, il n’en était point l’esclave ; il ne contractait des engagemens qu’avec de grandes précautions, se réservait le droit de les interpréter, et on savait que, si les circonstances l’obligeaient un jour à faire son choix, libre de tout préjugé, il se donnerait au plus offrant.

On reprochait jadis à Mirabeau de déjeuner avec les jacobins, de dîner avec la société de 89, de souper avec le comte de La Marck et les monarchistes, en prodiguant à tous des assurances pareilles aux déclarations de la chauve-souris de la fable. Les intelligences qu’il avait dans tous les partis étaient la grande ressource de sa politique, et il se promettait de s’en servir pour élever et pousser sa fortune. Camille Desmoulins le comparait à une joueuse coquette « qui, attentive à la fois à tenir son jeu et à occuper ses amans, a ses deux pieds sous la table posés sur ceux de ses deux voisins et tourne languissamment ses regards vers le troisième. Chacun des trois, se croyant préféré, rit des deux autres, ce qui n’empêche pas la belle de prendre du tabac d’un quatrième assis près d’elle, d’appuyer longtemps ses doigts dans la tabatière, et de serrer la main d’un cinquième sous prétexte de voir sa manchette de point. » M. de Bismarck en usait avec tous les

  1. Was für einen Kurs haben wir ? Eine politische Zeitbetrachtung von Borussen. Gotha, 1891.