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dit le médecin ! Wagner est une névrose. — Il y a du vrai dans cette définition. Je ne sache pas qu’un musicien ait jamais eu sur les nerfs une prise aussi terrible. C’est par les nerfs que Wagner nous charme ou nous agace, nous ravit ou nous exaspère ; par eux qu’il double, qu’il centuple la vie en nous, ou qu’il l’hébète et l’anéantit. On jouit de sa musique et on en souffre comme d’une volupté. Elle affine, elle irrite la sensibilité, jusqu’à ce qu’elle l’émousse et la paralyse. Je connais de Wagner des pages physiquement douloureuses, et sous les mélodies de Tristan par exemple, sous telle ou telle phrase d’un chromatisme cruel, sous l’archet des violons et l’étreinte du leitmotiv, les nerfs se tordent et crient. Un tel art relève parfois de la physiologie. Aussi Wagner a-t-il plus que tout autre étudié le pouvoir sensuel des instrumens ; il sait lesquels nous prennent par les entrailles, lesquels par la moelle épinière. Il en arrive à s’inquiéter pour ainsi dire de la couleur des notes plus que des notes elles-mêmes. Si le génie de Wagner prenait forme et voix humaines, voici, à peu près, selon Nietzsche, comment il parlerait : « Mes amis, il est plus facile de faire de mauvaise que de bonne musique. Et si c’était également plus avantageux, plus efficace, plus persuasif, plus sûr, plus wagnérien ! Pulchrum est paucorum hominum. Nous entendons le latin et aussi notre intérêt. Pourquoi pas, au lieu du beau, le grand, le gigantesque, auquel on arrive plus aisément ? Avant tout, pas de pensée. Rien de plus compromettant qu’une pensée. Mais l’état qui précède la pensée, la foule des pensées encore à naître, la promesse des pensées futures, le monde tel qu’il était avant que Dieu le créât, une recrudescence du chaos (autrement dit, dans le langage du maître, l’infini… mais sans mélodie). Calomnions surtout, calomnions la mélodie. Rien n’est plus dangereux et ne perd aussi sûrement le goût qu’une belle mélodie. Si de nouveau l’on aimait les belles mélodies, c’en serait fait de nous. »

On n’a jamais traité Wagner aussi durement. Sur la question de la mélodie, sur cette autre question, plus discutable encore, de l’absence de pensée chez Wagner, il y aurait beaucoup à répondre, et Nietzsche trop souvent calomnie lui-même celui qu’il accuse de calomnier. Mais, en revanche, il ne pouvait assez reprochera la musique de Wagner cet état perpétuel d’attente et de pressentiment, d’indécision, d’in fieri, comme disent les philosophes, où rien ne commence ni ne s’achève, mais où tout continue. Et voici une autre observation, non moins juste et peut-être plus nouvelle, sur l’importance, dans l’œuvre de Wagner, des infiniment petits. Les infiniment petits sont aujourd’hui maîtres du monde : du monde physique et du monde social ; notre corps leur appartient ; notre santé et notre maladie, notre vie et notre mort sont leur œuvre ; l’être de chacun de nous est la résultante de millions d’êtres élémentaires. En politique aussi bien qu’en physiologie, le principe vital s’est déplacé ; il a passé de l’unité au