Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les abandonnait sans prendre souci de leur sort, Marie-Thérèse, pour obtenir non pas leur concours, mais seulement leur inaction et leur retraite, a offert un jour d’importantes concessions territoriales propres à étendre la frontière française sur le point où il a toujours paru le plus essentiel de la régulariser et de la couvrir ? L’engouement naïf et crédule d’un ministère philosophe a perdu cette occasion inespérée. Mais dans une lutte nouvelle elle peut renaître : où est le mal, où est le danger de se mettre d’avance en mesure pour ne pas la laisser une seconde fois échapper ?

Est-ce sérieusement qu’on invoquerait, pour rester sourd aux propositions de l’Autriche, la crainte de s’écarter d’une tradition glorieuse inaugurée par des souverains ou des ministres de génie, d’offenser en quelque sorte, en faisant pacte avec la petite-fille de Charles-Quint, la mémoire d’Henri IV et de Richelieu ? La politique peut-elle vivre à ce point de sentimens et de souvenirs ? Quand tout change autour d’une nation, peut-elle ne pas changer elle-même, et quand de nouveaux courans traversent l’atmosphère, le pilote n’est-il pas obligé de modifier la direction du navire ? C’est bien assez que, par une fidélité aveugle à de grands exemples, Fleury, suivant à regret les conseils de Belle-Isle, ait précipité la France dans la guerre stérile qui vient de finir. Une telle leçon ne doit pas être perdue. L’épreuve, chèrement payée, a fait voir que, si la nouvelle maison d’Autriche est trop solidement établie dans son patrimoine héréditaire pour qu’on puisse lui susciter un concurrent sérieux à la dignité impériale, hors d’Allemagne, privée, comme elle l’est, de l’Espagne et bannie de la moitié de l’Italie, elle ne peut plus exercer la prépondérance qu’on pouvait redouter de la part de s, es aïeux. Nulle précaution n’est donc plus de saison contre une omnipotence dont le fantôme a disparu. En Allemagne aussi, tout est devenu bien différent : le saint-empire affaibli n’est plus que l’ombre d’un grand nom, et du sol allemand lui-même s’est levée une nouvelle puissance qui, pour son premier coup d’essai, a vaincu l’Autriche en bataille rangée. La grandeur soudaine de la Prusse change tout le régime intérieur du corps germanique. Du moment qu’il y a au-delà du Rhin deux États en mesure de se tenir tête et de se faire équilibre l’un à l’autre, l’intérêt de la France est non d’écraser l’un des deux, mais de maintenir entre eux la balance en se portant alternativement du côté qui paraît fléchir. Dans le cas présent, c’est évidemment l’Autriche sur son déclin qui reste menacée : c’est elle donc qu’il convient de soutenir, et c’est ce que le coup d’œil du génie aurait sans doute fait reconnaître aux grands maîtres politiques dont les ministres de Louis XV se piquaient de suivre les