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enfans, ni pour les jeunes filles. Il peint la vie comme il la voit ; tant pis pour qui se trouble à cette peinture. Naturellement, les accusés rappellent l’exemple célèbre de Madame Bovary, poursuivie, elle aussi, pour immoralité. Ils ne manquent pas de relever dans les classiques, et particulièrement dans les classiques allemands, maint passage aussi libre que ceux dont on leur fait un crime. Le seul argument un peu original et bien fait pour toucher une imagination allemande fut donné par un des avocats, qui s’efforça d’élargir le débat. « Il ne faut pas, dit-il, en substance, juger le réalisme sur le plus ou moins de violence et d’audace de tel ou tel ouvrage : il faut le considérer dans son ensemble. Vous verrez alors que le réalisme est un grand mouvement qui se manifeste non-seulement dans la littérature, mais dans la peinture, dans la sculpture, dans la musique ; un courant irrésistible qui entraîne non-seulement l’art, mais la vie entière de notre temps. » D’où cette conclusion qu’il a droit à l’existence, puisqu’il triomphe ; que le condamner, au nom de la morale par exemple, serait faire preuve d’un esprit étroit, incapable de suivre dans son évolution nécessaire la raison immanente des choses ; que l’arrêt, en un mot, serait à la fois vain, et, dans un sens très élevé, injuste. Deux des prévenus furent néanmoins condamnés à l’amende. Mais le bruit fait autour d’eux ne semble pas leur avoir beaucoup profité. Le public allemand ne s’est passionné ni pour la cause ni pour les œuvres.

D’autres romanciers ont essayé de serrer de plus près la manière des réalistes français. M. Karl Bleibtreu, pour ne prendre à Berlin qu’un exemple, a publié en 1888 un ouvrage intitulé : Folie des grandeurs, roman pathologique. Les procédés du roman naturaliste y sont imités avec plus de fidélité que de bonheur. Non que l’auteur ne fasse preuve de talent et surtout de virtuosité : mais qu’il faut payer cher quelques passages agréables ! Le roman, qui se traîne pendant trois volumes, pourrait aussi bien s’étendre jusqu’à six, jusqu’à douze. Il n’y a pas de raison pour que les principaux personnages terminent plutôt aujourd’hui que demain leur pèlerinage quotidien par les cafés de nuit et par les brasseries de Berlin. Chaque soir, ils transportent de l’une à l’autre leur amour-propre irritable et leur demi-ivresse méchante. M. Bleibtreu n’a pas à se reprocher d’avoir flatté la bohème littéraire de Berlin. Jalousie ombrageuse, toujours en éveil contre le succès et surtout contre le mérite, vénalité éhontée chez les critiques, mendicité impudente chez presque tous, et, pour comble, une facilité inexcusable à s’éprendre des filles de brasserie qu’ils fréquentent : c’est un monde qui ne nous est pas présenté comme fort attrayant. Pour paraître plus « réaliste, » le roman n’est pas composé. Par là, M. Bleibtreu, — comme en beaucoup d’autres points, — diffère