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de son maître M. Zola, qui charpente fortement les siens. L’auteur a découpé arbitrairement des « tranches » de réalité, et les a juxtaposées en s’abstenant de les relier entre elles. Ainsi, avec les scènes de brasseries berlinoises alternent des esquisses, — moins heureuses, semble-t-il, — de la vie aristocratique en Angleterre. Les transitions sont évitées avec autant de soin qu’on en mettait autrefois à les rechercher.

L’unité qui n’est pas dans l’action, vous ne la trouveriez pas davantage dans les caractères. Sont-ce des portraits ? L’auteur, en les dessinant, a-t-il eu devant les yeux certaines figures du monde littéraire de Berlin ? Rien ne serait plus conforme au procédé des réalistes modernes. Quoi qu’il en soit, les personnages peuvent être « vrais ; » ils n’en ont certainement pas l’air. Ils sont tous atteints, nous dit-on, de la « folie des grandeurs. » Mais ils ne souffrent, en réalité, que d’une vanité exaspérée, d’une véritable « hypertrophie du moi. » Dégoûtés de la vie, impropres à la lutte, les principaux personnages de M. Bleibtreu finissent par le suicide. L’un se tue en Norvège, où il a suivi la servante de brasserie dont il est épris, et qui voyage avec un autre amant. Un autre se jette sous une locomotive, dans un accès de misanthropie orgueilleuse, au moment où, triomphant au théâtre sous le nom d’un ami, il vient de convaincre de mauvaise foi les confrères envieux et les critiques intéressés qui lui ont toujours refusé justice. Reconnaissez là des petits-neveux dégénérés des Lara, des Manfred et autres héros de Byron, qui ont engendré dans le roman allemand une innombrable postérité. En cherchant bien, on retrouverait toute la lignée, depuis les romantiques contemporains de Byron, en passant par le « roman d’émancipation » de la Jeune-Allemagne, et par les Natures problématiques de Spielhagen. Le roman réaliste d’aujourd’hui s’y rattache aussi, qu’il le veuille ou non. Ce sont toujours les vieux élémens romantiques, mal transformés par les procédés du naturalisme : mixture imparfaite, combinaison étrange du mélodrame de 1830 et du reportage de 1890.

Avec M. Conrad, « l’apôtre le plus enthousiaste de M. Zola sur le sol allemand, » nous passons de Berlin à Munich. Ses deux grands romans : Ce que murmure l’Isar et les Vierges sages, ont pour théâtre la capitale de la Bavière, et s’adressent surtout à des lecteurs familiers avec les différens quartiers de la ville. Ici encore se retrouvent les caractères du naturalisme allemand actuel : même défaut d’originalité, même imitation minutieuse, et pour ainsi dire myope, des procédés du modèle. Mais autant les scènes décrites par M. Bleibtreu sont maussades en général et pénibles, autant, — malgré le pessimisme non déguisé de M. Conrad, — il y a de bonne humeur naturelle dans quelques parties de ses