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Rosemonde, et cet admirable début du Moulin sur la Floss, qui est bien ce que nous connaissons de plus vrai sur « l’âme de l’enfant. » Mais en même temps George Eliot a le sentiment toujours présent du jeu infiniment complexe des effets et des causes dans l’univers. Elle voit les individus dans leur rapport à l’ensemble des choses qui les entourent, qui les expliquent et qui les ont produits. De là l’impression de gravité, de majesté presque, qui sort de ces romans : ils participent à la profondeur de la nature. Les personnages y sont, pour la plupart, des gens comme tout le monde, les premiers venus, d’esprit ordinaire, ni très bons ni très méchans ; et néanmoins George Eliot nous découvre, dans ces consciences à demi obscures, l’humanité même avec le pénible progrès de ses idées morales et les lentes conquêtes de l’hérédité. Ce sont les romans d’un esprit familier avec Spinosa, qui peut voir les êtres « du point de vue de l’éternité ; » d’un esprit qui a étudié, avec Feuerbach et D. Strauss, comment les religions naissent et meurent, et qui a approfondi, avec Goethe et M. Spencer, la théorie de l’universelle évolution. Aussi bien, ces romans de George Eliot ne sont-ils pas toujours irréprochables comme œuvres d’art. Parfois la dualité du penseur et de l’artiste s’y trahit, et l’on dirait que la fusion demeure incomplète entre les élémens d’origine diverse dont s’est formé son génie.

L’Allemagne même n’a pas fait un pareil effort dans le roman. Sans doute un art différent l’attirait davantage ; elle trouvait dans la musique la forme esthétique qui convenait le mieux à ses dispositions naturelles. Et en effet, de même que le roman et le drame sont de la psychologie en action, Schopenhauer définissait la musique : une métaphysique devenue sensible. Ce n’est pas une boutade jetée en passant : Schopenhauer prétend démontrer que les combinaisons des sons représentent symboliquement, mais avec exactitude, les combinaisons des idées éternelles ; que la musique nous élève ainsi, loin du monde des apparences et de la douleur, à une réalité supérieure et harmonieuse, et qu’elle est enfin excellemment ce que tout art est par essence ; un affranchissement de l’être qui, ravi dans la contemplation de l’objet, cesse un moment de vouloir vivre, de souffrir et de faire souffrir. De fait, la musique n’a pas pour fonction de fixer le réel, ni de reproduire l’image des êtres et des objets individuels. Elle suggère à l’imagination, ou plutôt elle dispose l’imagination à se suggérer à elle-même des sentimens et des visions. Son premier effet peut se comparer à celui de l’hypnotisme : c’est une sorte d’accommodation simultanée du corps et de l’âme, qui deviennent tout à coup dociles à ce que le rythme, l’harmonie et la tonalité des sons font naître en eux. Et les états d’âme ainsi évoqués ne sont pas nécessairement semblables chez tous les