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auditeurs. Justement parce qu’elle est hors de l’espace et presque immatérielle, parce qu’elle est indépendante du langage, ce lien social par excellence, la musique (j’entends la musique des maîtres) a quelque chose d’incommunicable qui ne s’étend pas de conscience à conscience. Observez des amateurs écoutant, par exemple, un quatuor de Beethoven : les uns s’isolent en se couvrant le visage de leurs mains, d’autres fixent sur les artistes des yeux grands ouverts qui regardent en dedans. La musique est du domaine intérieur du moi, dont les fonctions les plus intimes, les plus obscures aussi, s’éveillent à son appel. Cette absence de formes rigides, de symboles extérieurs à signification établie d’avance, convenait admirablement au génie germanique. Là son imagination, délivrée des obstacles que lui opposaient les arts plastiques, se meut sans effort, et, tour à tour grave, spirituelle, légère, touchante ou sublime, elle n’est jamais lasse d’inventer et de créer.

Ainsi se trouveraient ramenées à une origine commune l’admirable fécondité musicale du génie allemand et sa pauvreté relative dans le roman. Mais peut-être, en ce moment même, un grand romancier est-il né à l’Allemagne, qui viendra démentir cette analyse ? Il se peut en effet, et l’on risquerait encore trop en affirmant que, si la chose est possible, elle n’est guère probable. Dans une nation de quarante-neuf millions d’hommes, les génies les plus divers ont chance de se produire, et, si l’on croit à la vertu de la race, il y a assez de sang latin et slave mêlé au sang germain pour expliquer la soudaine apparition d’un Balzac ou d’un Tourguénef allemand. En outre, de même que le tempérament d’une personne se modifie peu à peu avec l’âge, ou parfois se transforme brusquement dans une crise, de même le caractère et les tendances générales d’un peuple évoluent sous l’action de mille causes extérieures et intérieures. Rien n’est moins conforme à la réalité positive et historique que de prétendre fixer un type unique et immuable du Français ou de l’Allemand. On peut seulement, de la permanence de certains traits caractéristiques dans le passé, conclure à leur persistance probable pour l’avenir. Mais la vraisemblance est peu de chose en pareil cas, et que de démentis les faits ne lui ont-ils pas infligés !

Certes, l’Allemagne d’aujourd’hui pourrait offrir à un grand romancier une admirable matière. Longtemps demeurée en arrière, alors que les nations occidentales étaient en plein développement, l’Allemagne a repris conscience d’elle-même au XVIIIe siècle, et s’est tout à fait ressaisie après la grande secousse de la Révolution. Depuis lors, comme pour rattraper le temps perdu, elle a vécu très vite, et le mouvement qui l’emporte semble s’accélérer