Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous permettra de montrer la lourde responsabilité des adversaires de la Révolution, dans cette humiliante éclipse que va subir le doux et humain génie de la France, — devenu tout à coup méfiant, sombre et cruel, sous l’empire de la folie qui l’a peu à peu envahi. En effet, du jour où un ci-devant noble, ou un prêtre insermenté eurent passé la frontière, l’appréhension que ce gentilhomme et ce prêtre ne se fussent expatriés pour conspirer plus à l’aise contre la liberté s’empara du pays tout entier. Ce ne fut d’abord qu’un vague instinct de défiance. Rien ne prouve que, si les émigrés s’étaient contentés de mettre, — comme ils en avaient incontestablement le droit, — leur vie en sûreté, cette prévention ne se fût pas peu à peu dissipée. Mais il leur fallut davantage. Ils commirent le crime inexpiable de conspirer contre cette patrie qui devait leur être sacrée, quelque dure et injuste qu’elle se fût montrée envers eux. Ils ne daignèrent même pas conspirer en secret : c’est ouvertement, au grand jour, qu’ils bravèrent, qu’ils provoquèrent, qu’ils menacèrent. Le simple instinct devint alors, et par leur faute, une conviction raisonnée, fondée sur des faits, une passion impérieuse et inexorable. La France, de bonne foi, crut en péril cette Révolution sortie du fond de ses entrailles ; et elle entra aussitôt en fureur.


II

Dans les derniers mois de 1789, après les sanglantes journées des 5 et 6 octobre surtout, un grand nombre de gentilshommes avaient rejoint, à Turin, le comte d’Artois, réfugié dans cette ville auprès de son beau-père le roi de Sardaigne. Ils attendaient là les événemens, les yeux fixés sur cette France qu’ils n’avaient quittée qu’à regret, et où de tenaces illusions leur persuadaient qu’ils allaient pouvoir rentrer bientôt en triomphateurs. Chassés par la crainte, — une crainte amplement justifiée par les intolérables persécutions dont on les avait accablés[1], — ils étaient devenus à leur tour un sujet de crainte pour les partisans de la Révolution qui, n’ayant laissé à ces malheureux d’autre ressource que l’exil, ne leur pardonnaient pas néanmoins de s’être exilés. Beaucoup d’entre eux, trouvant Turin trop éloigné ou trop triste, avaient choisi pour résidence un point encore plus rapproché de la

  1. Voyez Taine : Révolution, I, p. 204 à 211 et 388 à 436.