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couchant, à le garder contre les basses misères où glissent les Louis XV.

C’est l’apothéose de l’Abbaye-aux-Bois que le nom de Chateaubriand évoque tout d’abord pour nos imaginations ; tant on a mis d’application à nous persuader que ce dernier attachement fut sa grande affaire intime. Mais pour connaître le secret de cette force qui lui donna l’empire intellectuel, pour trouver ce secret dans l’illimité du désir, il faut rechercher l’homme en ces années triomphales dont il garda toujours l’âpre regret, de 1800 à 1810. Chez lui aussi, le consulat valut mieux que l’empire. Grâce aux nombreuses publications qui ont précisé les aveux des Mémoires, grâce surtout aux aimables livres de M. Bardoux, on peut rétablir pour chacune de ces années le registre changeant de ses préoccupations féminines ; et parfois le registre devrait être tenu en partie double. Entre temps, il écrivait, c’est-à-dire qu’il allait cueillir des bouquets de rêves et de gloire pour les déposer aux pieds de la divinité du moment. Ne le dit-il pas lui-même en partant pour son pèlerinage de Terre-sainte ? — « J’allais chercher des images,.. » — et, ajoute-t-il plus tard, « et de la gloire pour me faire aimer. » Pour se faire aimer à l’Alhambra, qui était le but secret et véritable du voyage. Ce que Bonaparte avait fait pour séduire la France, en lui revenant avec le prestige de l’Orient soumis à ses armes, Chateaubriand imagine de l’accomplir pour séduire une femme, en lui rapportant l’Orient soumis à sa plume. Il travaille pour et par ses inspiratrices ; il va leur lire, tout bouillant, le chapitre ou l’article politique qu’il vient de composer ; parfois il le reçoit de leur suggestion ou le modifie à leur caprice, comme son rival Benjamin Constant. En 1801, il écrit la meilleure part du Génie du christianisme sous les yeux de Mme de Beaumont, dans cette retraite de Savigny où il partageait le nid de la pauvre « Hirondelle, » où « elle copiait les citations du livre. » — Elle en mourra, comme Mme de Custine ; il leur paiera sa dette avec deux phrases somptueuses, drapées sur leurs cercueils. Lors même qu’on ignorerait ces détails biographiques, il suffirait de lire avec attention les livres de Chateaubriand, — voire les plus graves, — pour y sentir à chaque page que la pensée et le style ne sont qu’une offrande perpétuelle, une transposition de l’amour. Quelque coin de l’univers dont il retrace le tableau, et jusque dans les scènes religieuses, paysages et cérémonies sont des voiles derrière lesquels son désir s’élance pour chercher l’idole. Il l’avoue ingénument en revenant dans les Mémoires sur sa belle description de la prière en mer : « Je me figurais qu’elle palpitait derrière le voile de l’univers qui la cachait à mes yeux. »

Si j’insiste sur ce côté de l’homme, c’est qu’il explique à mon