Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/566

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce monde a pourtant sa noblesse ; un certain souffle héroïque y vibre, on y respire la poésie anglo-saxonne de la Force et de la Volonté humaines. L’homme qui fait le tour de son domaine, à cheval, dans la fraîcheur du matin, aspirant le grand air vierge de la prairie, comptant ses troupeaux de bœufs et de chevaux, ses étalons et ses taureaux modèles, voyant fumer au loin les machines dont les roues broient son maïs, songe au désert qu’il a trouvé il y a vingt ans et à l’œuvre qu’il a fondée. Il sent battre son cœur dans sa poitrine, il est ivre d’action, de courage, de foi dans l’avenir, de volonté de vaincre. De vaincre quoi, sinon la nature ? en la traitant comme une mine profonde dont il s’agit d’exploiter jusqu’au bout tous les filons. Il la méprise, cette nature, elle lui semble petite à côté de sa propre œuvre, non plus vivante, mais inerte, faite pour être façonnée. Qu’il est loin de l’Hindou qui suffoquait prosterné par sa grandeur, du Grec qui vivait en frère avec elle, ami des dieux du ciel et de la terre. L’Américain n’en est ni l’inférieur, ni l’égal ; il en est le maître ; toute sa poésie n’exalte que le travail humain. Chicago est pour lui la Cité des Prairies, New-York, la Ville Impériale ; cependant, le Meschacébé, le vieux père des Eaux, n’est plus que le Gros Boueux[1] et la Mare aux Harengs devient le terme familier qui désigne l’Atlantique. C’est que maisons, bestiaux, fermes, cités, tout a été transporté dans ces plaines, tout leur a été imposé, rien n’est sorti paisiblement du sol. Quand on a regardé ces troupeaux bouffis de graisse, savamment bourrés de grain à l’étable et qui ne songent même plus à paître, ces bestiaux assoupis dans la prairie autour de l’odieux moulin de fer qui sert à élever l’eau, ces constructions rectilignes, ces elevators, ces hangars, ces bâtimens d’exposition qui semblent posés dans les plaines comme des joujoux de bois sur un tapis vert, quand on a vu de près ces fermiers en chapeau rond qui trottent par la prairie dans leurs buggies, ces cowboys querelleurs et joueurs, le cœur se serre de regret pour nos campagnes d’Europe. On rêve à la pente paisible d’un col alpestre dans la calme clarté du soir, au bord des rochers rosés, tandis que tintent si faibles les chères clochettes des troupeaux. On revoit une falaise froide de Bretagne où vaguent deux pauvres moutons, gardés par une fillette en coiffe qui penche la tête vers son tricot. Oh ! notre paysan muet et résigné, celui qu’a peint Millet, fils de la terre ingrate et dont la rigidité et le sérieux font penser à tous les morts, ses ancêtres gaulois qui ont vécu de la même vie que lui, attachés au même point de la planète !

Dans la grande étendue verte que le législateur a découpée en carrés, voyons s’élever les villes. Elles ne naissent pas

  1. The big mudly.