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la prairie une large voie que l’on ne prend pas la peine de paver. Un hôtel, une banque, un saloon, des chapels, des boutiques alignées le long d’un trottoir de planches, tout de suite, avant les maisons d’habitation, sous une forme rudimentaire d’abord, les principaux organes d’une ville apparaissent. Pour population, un hôtelier allemand, un débitant de bois de construction qui vend des cottages transportables, des portes, des bay-windows, des balcons, des escaliers, toutes les pièces d’une maison, sciées, rabotées à la vapeur, découpées suivant deux ou trois types fixes. À côté, les cinq ou six commerçans qui munissent le colon de charbon, de meubles, d’outils, de voitures, de conserves, de viande, de rocking-chairs, de chemises de flanelle, — tout cela venu de très loin, car ces cultivateurs ne vivent pas des produits de leur terre comme nos paysans, tout cela vendu très cher, avancé à gros intérêts, car ces commerçans sont des spéculateurs comme les prêteurs d’argent, les land-agents, les courtiers qui peuplent la banque et les bureaux. En somme, dans ce coin sauvage de l’Ouest, il n’y a encore que des hommes d’affaires. Point de familles proprement dites. La ville ressemble à ces agglomérations, qui spontanément se forment ça et là dans les champs de diamans de l’Afrique australe. Très souvent, sauf les Chinois et les plus pauvres immigrans, tous les habitans demeurent à l’hôtel[1]. Comme ces Anglais de Middlesborough dont nous parle M. Max Leclercq, ils sont venus de très loin, attirés par les prospectus des chemins de fer, par la réclame des sociétés qui lancent la nouvelle ville, en business-men qui ont flairé une bonne opération, non pas en colons qui viennent s’installer et fonder une famille. « La population d’une cité naissante se renouvelle en quelques semaines[2]. » Son affaire faite, chacun s’en va en entamer une autre à cent lieues de là.

Que sont-ils venus faire ? Presque toujours ils ont spéculé sur les terrains, travaillé à hausser la valeur de la terre. Là est la source de richesse la plus facile à faire jaillir et à capter. À l’origine, il y a un an, dix-huit mois, lorsque le territoire fut ouvert, l’hectare ne valait rien ; tout de suite, en payant un droit insignifiant, chacun pouvait devenir possesseur incontesté d’une vaste bande de terre. Voici qu’un travail d’organisation commençante paraît indiquer la formation d’une grande cité ; là-dessus les têtes s’échauffent ; on dessine le plan de la ville à venir. Dans la prairie rase, à un mille de la dernière baraque, on marque le lieu où s’élèvera le Capitole ; on le désigne comme centre futur de cette ville qui ne

  1. Bryce, II, 697.
  2. Bryce, II, 698.