Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/572

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

située, elle sera bientôt la capitale américaine des États-Unis dont New-York n’est que le port principal où s’attardent les immigrans d’Europe. En attendant, elle garde son caractère spécial et simple. Elle n’a pas d’industries multiples, fonderies, filatures, tissages. Elle est le centre des chemins de fer et ne fabrique point de locomotives. Comme une ville naissante de l’Ouest, elle ne se suffit pas encore ; elle reste la principale, cliente des grandes industries de l’est. Elle n’est qu’une ville de viande : on peut dire qu’au bout de chaque année le résidu visible, le produit palpable auquel aboutissent l’énergie, la pensée, la vie, brûlées pendant douze mois par ses trois cent mille adultes, c’est telle quantité de viande abattue, emballée et expédiée.

En somme, trois visites suffisent à comprendre Chicago. Regardez d’abord les stock-yards, les vastes parcs à bestiaux qui s’étendent autour des gares. Ils ont tout précédé ; c’est par eux que commencent les villes de viande, comme les villes de blé commencent par les elevators. Allez voir ces étendues de terre nue et boueuse qui s’étalent à perte de vue sous un réseau de fils télégraphiques dont les poteaux géans se dressent et s’enfoncent au loin dans l’espace brumeux, serrés comme les mâts des navires dans un grand port. Là-dedans un entrecroisement de palissades qui découpent les carrés où grouillent les bestiaux, des passerelles qui enjambent pardessus les enclos, tout cela truste, grossier, rudimentaire, fait de planches brutes, de pieux à peine équarris, mais immense à tel point qu’on ne voit rien d’autre sous le grand ciel, à la fois barbare et grandiose comme les docks de Londres. À présent, si votre cœur est solide, entrez dans un packing-house ; longez ces murailles noircies par la fumée, traversez ces voies ferrées, ces chemins défoncés, ces parcs en planches, ces usines accessoires où l’on fabrique les tonneaux et les caisses de fer-blanc, ces bureaux qui entourent les abattoirs. Raidissez-vous contre cette fade odeur de cuisine, d’étable, de tuerie dont les bouffées montent de partout. Prenez garde à ces bœufs que, pêle-mêle, à grands coups de fouet, on pousse dans l’étroit couloir au bout duquel les attend le coup de maillet. Voyez-les plonger dans les piscines bouillantes, brosser, dépecer, écorcher, débiter, cuire, fumer, mettre en boîtes. Voyez ces cours où se confondent dans le désordre les ponts de bois superposés, les poteaux télégraphiques, les échafaudages, les hangars, les structures grossières de bois, les salles où l’on patauge dans une boue sanglante, ces corridors où le long d’une tringle circule la lamentable et grotesque procession des porcs, qui glissent accrochés par la patte à une poulie, tour à tour égorgés, baignés, découpés, raclés, à chaque étape de leur épouvantable voyage. Observez ce peuple d’ouvriers nègres et blancs