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pense à sa fonction et à sa fortune, comme on pense à sa taille et à son caractère ; la qualité de millionnaire, de préfet, d’entrepositaire des tabacs, de professeur, lui est invinciblement liée ; elle fait vraiment partie du faisceau de qualités qui est lui-même. Qu’il perde sa fortune ou change de fonctions, il lui semble que quelque chose est altéré dans son être intime ; son métier est une caste dans laquelle, au lieu de naître, il est entré à vingt ans et qui fait sa noblesse ou son humilité. Diplomates, conseillers à la cour des comptes, officiers de hussards, anciens polytechniciens, — mines, ponts et tabacs, — officiers d’artillerie et d’infanterie, receveurs d’enregistrement, préposés aux contributions indirectes, universitaires, — normaliens et anciens élèves des facultés, — s’étagent suivant une hiérarchie savante que consultent les parens de toute jeune fille à marier. Même genre de classification pour les carrières indépendantes, industrielles, ou commerciales. Ici encore l’Américain nous apparaît comme isolé ; son moi est bien plus nettement circonscrit, dépouillé des prolongemens qui relient chacun de nous à certains groupes ; ici encore il nous rappelle son ancêtre le settler, qui débarqua avec un millier d’émigrans, tous armés des mêmes chances dans la course au succès.

Cette absence de castes et de hiérarchie apparaît dès l’abord à l’Européen qui débarque. Sauf les Pullman-cars, qui ne sont que des voitures plus commodes où l’on s’installe la nuit, il n’y a qu’une espèce de wagons. Montez-y et regardez ces voyageurs qui chiquent silencieusement, rangés sur des banquettes de velours, ces jaquettes limées, mais correctes, ces vestons à carreaux, ces chapeaux ronds, ces figures creuses et fatiguées de contremaîtres intelligens qui traversent la vie munis d’un forte instruction primaire, qui pour littérature lisent des journaux bien informés, et vous prendrez une idée de cette humanité moyenne qui peuple les États-Unis, de ce fonds d’où sortent les banquiers millionnaires de Chicago et les rois de chemins de fer. Ces ouvriers de Philadelphie, de Pittsburg, de Pullman-City, de Saint-Louis, de Cincinnati, qui gagnent dix, quinze et vingt francs par jour, possèdent une petite maison, meublée de tapis, de lustres, de poêles, de canapés, de glaces, de rocking-chairs, de tous les produits que les machines fabriquent en gros et à bon marché. Ces bars confortables où ils vont s’asseoir sur de hauts tabourets, pour boire du thé et manger de l’agneau rôti, ne diffèrent pas des eating-rooms que fréquentent les hommes d’affaires de New-York ; ils ont un ménage, une vie d’intérieur ; leurs femmes ne sont pas prises par l’usine ; une telle existence précise et développe en chacun l’individu. Car ils ne doivent rien qu’à eux-mêmes, à leurs qualités d’entreprise et de prévoyance ;