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rhodien s’est-il inspiré ? M. Helbig rappelle que, suivant une très ancienne légende, Laocoon, prêtre d’Apollon, avait irrité le Dieu en manquant de respect à son temple. Si quelque insulte sacrilège a souillé plus tard l’un des sanctuaires de l’île de Rhodes, les Rhodiens auront pu se rappeler l’antique expiation, et consacrer l’œuvre d’art destinée à en perpétuer la menace. D’autres légendes font plus d’honneur à la victime. Laocoon, suivant elles, a dénoncé la ruse du cheval de Troie, et pour cela il est puni par les dieux favorables aux Grecs. La vengeance divine est raffinée et cruelle. Mordu par l’extrême souffrance, Laocoon voit son plus jeune fils expirer avant lui et devine la mort prochaine de son fils aîné qui, à peine enlacé encore, voudrait en vain se dégager et courir au secours. Le prêtre de Troie succombe avec sa ville, noblement. Les auteurs du groupe, comme celui d’une peinture bien connue de Pompéi et celui d’une des miniatures du célèbre manuscrit de Virgile conservé au Vatican, ont donné à Laocoon une taille gigantesque entre les deux fils démesurément petits ; ainsi faisaient les artistes du moyen âge par respect pour quelque personnage consacré ou traditionnel. Les légendes relatives à Laocoon étaient évidemment très anciennes : elles dataient de la fin de l’épopée homérique ; Sophocle déjà en avait tiré le sujet d’une de ses tragédies.

Le groupe sculpté par Agesandros et ses deux fils a-t-il été la première représentation figurée du châtiment subi par Laocoon ? Virgile, qui a décrit cet épisode au second livre de l’Enéide, avait-il vu cette œuvre d’art, et s’en est-il inspiré en même temps que des récits divers des poètes alexandrins ? — Autant de questions qui ont donné lieu à d’innombrables écrits. Si des solutions incontestées n’ont pas encore été obtenues, la science a du moins acquis ce résultat, pour le Laocoon comme pour l’Apollon du Belvédère et pour d’autres œuvres antiques, d’en mieux déterminer la date et quelquefois le sens. S’il y a des incertitudes nouvelles, suscitées par une recherche sagace, elles valent mieux qu’un dogmatisme traditionnel décidément erroné. Ce sont des problèmes d’une réelle importance, ceux qui se rapportent à l’histoire de l’art, c’est-à-dire à la matière même de nos jugemens soit sur l’esthétique, soit sur les idées morales et religieuses de l’antiquité. Il y a une question de sérieux profit à se munir d’impressions justes sur ces grandes œuvres qui, au nom du génie antique, parlent au génie moderne pour l’élever et l’instruire. Combien l’exacte appréciation sur ce sujet importe au progrès du savoir général et du goût public, et combien les jugemens peuvent se modifier et s’amender, grâce à la comparaison rendue possible par le progrès des découvertes, on s’en rend compte par le prodigieux