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question sur question au sujet d’une certaine Melancolia mal venue et indigne d’être envoyée au Salon.

Dick lui échapperait-il, lui qui était à elle, si complètement à elle ? Non, cela semble impossible ; néanmoins, elle est exaspérée contre tout, contre la chaleur qui l’empêche de travailler, contre la peinture, contre Kami qui se borne, comme par le passé, à répéter à ses élèves : — Continuez, mesdemoiselles, continuez toujours… Rappelez-vous que ce n’est pas assez d’avoir la méthode, l’art, la puissance, ni même l’habileté de touche, il faut encore la conviction qui cloue l’œuvre au mur… Continuez, mesdemoiselles, continuez, avec conviction surtout !

— Je suis Maisie, répond-elle au cavalier qui surgit dans un nuage de poussière.

— Et moi, Torpenhow, dit ce dernier. Dick Heldar est mon meilleur ami, et le voilà devenu aveugle.

Ce qu’il veut, c’est qu’elle parte sur-le-champ. La fille aux cheveux rouges sauterait en croupe, elle le déclare bravement, et elle baiserait ces pauvres yeux éteints jusqu’à ce que la lumière leur fût rendue. Mais Maisie n’est pas aussi impulsive. Son Dick aveugle, hors d’état de l’aider jamais quand elle aurait tant besoin de lui ! Voici évidemment ce qui la frappe d’abord. Elle réfléchit, elle réfléchit un peu trop, mais à la fin elle part parce que c’est son devoir, et cette nuit-là une légende circule dans Vitry-sur-Marne, la légende d’un Anglais extravagant, frappé d’insolation sans doute, qui, après s’être grisé au mess des officiers, a emprunté un de leurs chevaux et est allé enlever une de ces Anglaises plus qu’à demi folles qui dessinent sous la direction du bon M. Kami.

Qu’arrive-t-il ensuite ? Quelque chose d’imprévu et qui pourtant ne nous semble nullement invraisemblable. A la vue de l’épave qu’il s’agit de sauver, Maisie perd ce terrible empire sur elle-même qui nous l’a rendue presque antipathique jusque-là ; son petit cœur de pierre s’attendrit. Dick l’avait bien dit autrefois que l’un des deux finirait par briser l’autre. Elle parle, et le pauvre homme, assis près de la fenêtre, le menton abattu sur sa poitrine, trois lettres cachetées à la main, des lettres qu’il tourne et qu’il retourne sans cesse, murmure presque épouvanté :

— Encore un nouveau phénomène ! Je commençais à m’habituer à l’obscurité, mais je ne veux pas entendre des voix.

Il se lève, avance en chancelant, tâtant çà et là les obstacles, prenant ses pieds dans le tapis, et Maisie se rappelle leurs promenades dans le Parc, ce pas élastique et rapide d’un triomphateur arpentant le monde qui est à lui. Le bruit saccadé de sa respiration guide l’aveugle jusqu’à elle. Maisie étend la main, ne sachant pas bien