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de l’esprit de Leï-tse. Elle demeurait accroupie auprès de ses compagnes, muette comme elles, immobile comme elles, mais aussi éloignée du cercle de leurs pensées que si elle eût vécu dans un autre monde, aussi troublée dans son âme et dans ses sens qu’elles étaient calmes et ravies en dévotion.

Alors la vision de son cœur, se précisant, prenait corps à ses yeux, et c’était son amant qu’à travers la fumée de l’encens, elle voyait se détacher sur le fond d’or des panneaux de laque. Aussitôt, du front jusqu’aux pieds, une caresse passait dans sa chair, et, toute palpitante, elle se délectait à l’image du bien-aimé.

Cependant, la fixité de sa pensée, la senteur lourde des vapeurs de parfum qui flottaient dans la salle, l’immobilité prolongée de son corps, finissaient par l’étourdir. Ses oreilles bourdonnaient, l’engourdissement gagnait ses membres et une torpeur étrange lui ôtait toute conscience du monde extérieur et de sa propre pensée.

Les jours suivans, des troubles plus graves se produisirent. Dès qu’elle apercevait le cher fantôme, un élan éperdu soulevait son âme, et, comme eussent fait de grands coups d’ailes, l’emportait vers lui. Mais soudain une douleur l’étreignait au cœur, aussi aiguë et pénétrante que si quelque fibre secrète se fût déchirée au fond de son être ; alors sa respiration s’arrêtait, ses yeux s’emplissaient d’ombre, et elle tombait toute froide et sans connaissance. La crise terminée, il lui restait une stupeur profonde qui lentement s’en allait en tristesse.

Un soir, elle eut un spasme qui dura près d’une heure. A quelques jours de là, les mêmes accidens se renouvelèrent et ils se prolongeaient à mesure qu’ils devenaient plus fréquens ; bientôt ils devinrent quotidiens. Les religieuses, ses compagnes, prises de pitié pour elle, attribuaient ces évanouissemens répétés au désordre de sa santé. Son aspect était devenu déplorable ; elle ne prenait presque plus de nourriture ; son visage était d’une pâleur mortelle ; son corps s’était émacié ; le regard de ses yeux, toujours cernés de bistre, semblait perdu à des distances infinies, avec une expression singulière de mélancolie, et le timbre même de sa voix s’était modifié : il s’était voilé, il prenait des sonorités d’une douceur étrange. Quand on la voyait s’avancer dans ses longs vêtemens blancs devenus trop larges, elle paraissait un fantôme, une créature de songe suspendue entre le ciel et la terre.

Elle vivait, en effet, dans un rêve perpétuel qui prolongeait l’extase de ses spasmes du soir. Partout elle voyait l’absent chéri et reconnaissait partout sa présence secrète, elle avait avec lui de muets entretiens qui l’enchantaient et de longs abandons qui l’enivraient.

Toute sa vie passait dans son rêve, si bien que, durant les