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faisaient place à un silence au milieu duquel on eût entendu une mouche voler.

Du temps de Douwes Dekker, le gouvernement néerlandais et ses représentans dans les Indes ne négligeaient rien pour maintenir les indigènes dans cet état d’infériorité. On les empêchait d’apprendre le hollandais pour leur fermer l’accès de la culture européenne, et, loin de favoriser leur conversion au christianisme, on faisait tout ce qu’on pouvait pour l’empêcher.

Dans le monde d’Amsterdam, on ne fait pas grande figure avec un traitement de non-activité de 2,700 florins (environ 5,800 fr.), surtout lorsqu’on est marié et père de famille. Dekker, qui n’hésita jamais à braver l’opinion dans les grandes choses, manquait de stoïcisme et de philosophie pratique pour le dédaigner dans les petites. Il commença par mener un train disproportionné à ses ressources, s’habilla chez le tailleur à la mode, exigea que sa femme fit toilette, rendit ses visites en voiture à deux chevaux, précédé d’un piqueur. En même temps, son excellent cœur l’entraînait à des actes de générosité irréfléchie. Les mendians qui l’accostaient recevaient de lui plus souvent un écu de cinq florins qu’une pièce de deux sous. Il lui arriva de régaler de gâteaux et d’orgeat tous les pensionnaires d’un orphelinat, rencontrés dans un jardin public, de racheter le piano d’un pauvre diable qui avait fait faillite, et dont les enfans se désolaient d’être privés de leur plus cher passe-temps, de payer à souper à des filles, afin de les affranchir pour un soir de la servitude du vice, de conduire en voiture à la kermesse de Harlem une vieille femme qui avait souhaité, en soupirant, de ne pas mourir sans avoir eu cette joie, et à qui il persuada que le roi de Hollande l’avait chargé de procurer des distractions aux bonnes vieilles qui avaient toujours fait leur devoir.

Les petites économies qu’il avait faites dans l’Inde y eurent bientôt passé. Alors il emprunta, sans se demander s’il pourrait jamais rendre. Son congé expiré, il repartit pour l’Inde, criblé de dettes, et réduit à demander un délai pour acquitter le prix de son passage.

Le 4 janvier 1856, il fut nommé résident assistant à Bantam, arrondissement de Lebak. Il ne remplit ces fonctions que pendant six semaines. Ayant refusé de se conformer aux instructions de ses supérieurs dans des circonstances sur lesquelles nous reviendrons en parlant de son roman de Max Havelaar, il fut déplacé et donna sa démission.

Quelques semaines après, il s’embarquait de nouveau pour l’Europe, cette fois sans retour.