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Revenu en Hollande avec sa femme et son petit Max, auquel il ne tarda pas à donner une sœur, Dekker connut toutes les misères de la bohème obscure, cent fois plus horribles dans un pays où la richesse et une tenue irréprochable donnent seules droit à la considération. Il gagna son pain au jour le jour, faisant des traductions à la ligne pour les journaux, remplissant temporairement de petits emplois mal rétribués, tout en faisant des démarches auprès du ministre des colonies pour obtenir le redressement de ses griefs. Mais il posait des conditions et prétendait traiter de puissance à puissance. Il paraît qu’on lui offrit une place, qu’il qualifia lui-même d’honorable et de lucrative, mais qu’il refusa. Tout espoir fut alors perdu de ce côté. Il se rendit à Bruxelles, où il fut correspondant de divers journaux hollandais et collabora même à l’Indépendance belge. Il parlait et écrivait bien le français, ne trahissait son origine étrangère que de loin en loin par quelques abus de termes et des tournures d’une élégance douteuse. En même temps, il préparait le roman de Max Havelaar, son apologie et sa vengeance, qui devait faire connaître à la Hollande et au monde les abus du système colonial, et prouver au roi des Pays-Bas qu’il n’y avait qu’un moyen de réparer le passé et de sauver l’avenir, c’était de confier le gouvernement des Indes, avec des pouvoirs dictatoriaux, à M. Edouard Douwes Dekker.

Vers la fin de 1859, laissant sa famille à Bruxelles, il se rendit à Amsterdam pour tâcher de trouver un éditeur. Il reconnut bientôt qu’il lui faudrait publier le livre à ses frais. Mais où trouver les 1,200 florins qu’il fallait pour cela ?

C’est alors qu’il fit la connaissance de M. Jacques van Lennep, le romancier dont M. Albert Réville a apprécié l’œuvre ici même. M. van Lennep lui témoigna la plus cordiale sympathie.

« Je suis allé chez lui, écrit Dekker à sa femme, le 23 novembre 1859, et je ne puis t’exprimer comment cet homme m’a reçu. Voilà qui me dédommage complètement d’avoir été si longtemps méconnu. Jamais je n’aurais osé espérer quelque chose de pareil. Il m’a déclaré qu’il se charge de moi et de mon affaire. »

M. van Lennep s’engagea à publier Max Havelaar à ses frais, et prit les pertes éventuelles à sa charge. Les bénéfices, s’il y en avait, devaient être partagés par moitié entre l’auteur et l’éditeur.

En ce moment même, Douwes Dekker entamait des négociations avec le gouvernement, auquel il offrait de supprimer son livre à la condition qu’on le nommât résident à Java, en tenant compte pour la pension des années écoulées depuis sa démission, qu’on lui fît une avance de fonds et qu’on lui conférât l’ordre du Lion néerlandais.