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gouvernement colonial à son égard. Il est tacitement entendu que le régent peut tout se permettre contre les indigènes, à la condition de ne rien entreprendre contre la domination hollandaise. En général, le régent et le résident sont dans les meilleurs termes, se passant mutuellement la casse et le séné.

Max Havelaar n’était pas homme à se prêter à de pareils accommodemens. Ses prédécesseurs, se conformant à l’esprit des instructions de leurs gouvernemens, avaient fermé les yeux sur la conduite des oppresseurs, et les oreilles aux plaintes des opprimés. Il y a deux stades dans la carrière de tout fonctionnaire des Indes. Le premier est celui du vertige, de la présomption, des illusions et des bonnes intentions. Le second, celui des désillusions, de l’indifférence, du scepticisme, du laisser-faire et du laisser-passer. Quelques atteintes de dysenterie servent ordinairement de transition.

Très clairvoyant, Havelaar n’avait pas connu la première période. Épris d’idéal, et soutenu par une rare énergie nerveuse, il échappa aussi à la seconde.

Sa tâche était rude, ingrate. Il avait devant lui une véritable écurie d’Augias, et ne devait attendre de ses collègues, et même de ses administrés, que le plus tiède, le plus timide des concours.

Lebak avait alors pour régent un adhipatti (prince), appartenant à l’une des races los plus illustres du pays, mais presque complètement ruiné. Son traitement officiel et sa part dans le produit des taxes ne pouvaient suffire à défrayer les énormes dépenses que lui imposaient un faste vraiment oriental, une nuée de parens pauvres, oisifs et vaniteux, et des largesses de musulman dévot envers les pèlerins, qui chaque année allaient en grand nombre à la Mecque à ses frais.

C’était naturellement aux contribuables, et surtout aux petits cultivateurs, à combler le déficit du trésor princier. Non content de les obliger à cultiver gratuitement ses domaines, à lui livrer sans paiement des matériaux pour ses bâtisses, et des rations pour ses innombrables serviteurs, il faisait enlever chez eux tout ce qu’il trouvait à sa convenance : buffles, volailles, meubles, denrées. Les chefs de district et de village prenaient exemple sur le haut dignitaire qui se trouvait à la tête de l’arrondissement, et le pays était mis en coupe réglée.

La situation des cultivateurs javanais est toujours et partout fort précaire. C’est à ces malheureux qu’on pourrait appliquer à la lettre le sic vos non vobis. Le gouverneur-général van den Bosch avait introduit en 1832 une sorte de régie du café et des épices, destinée à rétablir l’équilibre compromis du budget de la mère