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L’opinion générale fut qu’il avait été empoisonné par un des chefs de district les plus compromis.

Havelaar, esprit enthousiaste, passionné pour la justice et la vérité, ne se laissa pas détourner par le péril de ce qu’il considérait comme son devoir impérieux. Il encouragea les indigènes à lui révéler les exactions et les mauvais traitemens dont ils étaient victimes, s’efforçant de leur persuader qu’il avait le pouvoir de les protéger contre le ressentiment de leurs chefs. A peine en fonctions depuis un mois, il était entouré de renseignemens qui lui permettaient de porter une accusation formelle d’abus de pouvoir et d’exactions contre l’adhipatti qui gouvernait l’arrondissement en qualité de régent. Il concluait en demandant une enquête, durant laquelle il recommandait d’éloigner le régent pour empêcher qu’il ne pesât sur les déclarations des administrés.

Le résident de la province de Bantam, à qui Havelaar s’était adressé, se montra fort mécontent de ce qu’il appela la précipitation imprudente de son assistant. Il se rendit à Lebak sous prétexte de se faire donner des explications, mais, en réalité, pour se concerter avec l’adhipatti sur les moyens de se débarrasser d’un fonctionnaire maladroitement zélé.

Havelaar n’avait pas tardé à comprendre qu’aucune suite ne serait donnée à sa demande d’enquête, à moins qu’il ne recourût aux grands moyens. Il écrivit directement au gouverneur-général des Indes néerlandaises. Celui-ci avait été prévenu par le résident de Bantam. Aux dénonciations passionnées de Havelaar, il répondit par une verte réprimande, lui reprocha de compromettre les intérêts du gouvernement, en aliénant à celui-ci les précieuses sympathies des hauts fonctionnaires indigènes, ses fidèles alliés, et lui annonça qu’il le révoquait comme résident assistant de Lebak. En considération de ses services antérieurs, on l’envoyait provisoirement dans la même qualité à Ngawie, où il pourrait faire des réflexions sur le danger des jugemens téméraires et des accusations précipitées.

— Tine, vous avez du courage, n’est-ce pas ? demanda Max à sa femme, lorsqu’il eut achevé la lecture de cette dépêche.

— Oui, Max, lorsque vous êtes auprès de moi.

Il prit la plume, et, sans hésiter, envoya sa démission. C’était le sacrifice d’un avenir brillant peut-être, en tout cas d’une carrière assurée et honorable, c’était un bond les yeux fermés dans l’incertain, la nécessité de se frayer tardivement un chemin difficile dans une nouvelle profession, c’était le déclassement probable, la misère possible. Mais il avait enfin compris qu’il ne pouvait servir le gouvernement colonial comme celui-ci voulait être servi.