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troupes hollandaises venaient d’occuper, et qui, par conséquent, était en flammes.

Ce par conséquent, souligné avec ostentation, a été sévèrement jugé en Hollande. On y a vu une insulte à l’armée, un acte antipatriotique. En réalité, ce n’est que la constatation du fait malheureusement trop certain que les guerres coloniales dépassent toutes les autres en atrocité, et renouvellent en plein XIXe siècle les horreurs des temps les plus barbares.

Parmi les décombres fumans, Saïdjah découvre le cadavre du père d’Adinda. Plus loin gît le corps souillé et mutilé de la jeune fille. Dans un désespoir sans larmes et sans paroles, Saïdjah se jette sur la baïonnette du premier soldat qu’il rencontre.

Cette histoire un peu monotone d’amour et de malheur est celle d’innombrables familles javanaises. Elle a sous la plume de Multatuli une simplicité biblique et une chaleur tout orientale. Il s’en exhale un charme pénétrant et indéfinissable. Dès les premières lignes, on s’intéresse à la vie simple de ces pauvres gens, à leurs sentimens naturels et primitifs ; on travaille, on espère, on aime, on souffre avec eux. Adinda paraît à peine dans le récit et ne dit pas vingt mots, et cependant on garde son image dans les yeux et le son de sa voix dans l’oreille. Nulle recherche d’expressions dans le style, nul éclat factice, nulle trace de ce pittoresque à outrance et tout superficiel qui est à la mode aujourd’hui et qu’on trouvera si ridicule dans cinquante ans. Le trait est net, la couleur sobre, le sentiment contenu et profond. Cette fois, l’écrivain a rencontré le grand art. S’il y avait beaucoup de pages de cette valeur dans Max Havelaar, ce ne serait pas seulement au point de vue de l’humanité, mais aussi au point de vue de la littérature, que Multatuli aurait eu le droit de prononcer cette fière parole : « J’ai écrit ce livre pour léguer un titre de noblesse à mes enfans. »


III

La publication de Max Havelaar fit l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel sans nuages. Un frisson courut sur ce peuple, si lent d’ordinaire à s’émouvoir. C’est qu’à cette époque la sanglante et ruineuse guerre d’Atjeh n’avait pas encore éclairé les Hollandais sur les inconvéniens qu’il peut y avoir pour un petit peuple à posséder un vaste empire colonial. Il était convenu que c’était des Indes que venaient pour la nation toute prospérité, toute grandeur, qu’elle leur devait son rang en Europe, et, chose plus pratiquement utile, l’équilibre de son budget. Le boni de 25 millions de florins donné par les colonies était, suivant l’expression de