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démenèrent comme des énergumènes, interrompant l’orateur par des apostrophes et des invectives violentes. Mais, du haut de son indignation, il dédaigna ces colères. S’inquiétant peu des blessures qu’il inflige à l’amour-propre national, il flétrit l’absolutisme, les exactions, les cruautés de l’administration coloniale ; il montre les cultivateurs javanais pressurés jusqu’à la dernière extrémité, la famine endémique dans le pays le plus fertile du monde ; le vol organisé systématiquement, et la répression féroce de la moindre velléité de résistance, les villages incendiés, les femmes violées, les enfans massacrés.

« On ne m’a pas répondu, conclut-il. La nation hollandaise, représentée par son gouvernement, est condamnée par défaut. »

Lorsque la sensation profonde produite par ces paroles se fut un peu calmée, un membre belge du congrès, M. Dumonceau, déclara qu’en présence des accusations dont le gouvernement des Pays-Bas venait d’être l’objet, il lui semblait nécessaire que quelqu’un des Néerlandais présens entreprît sa défense.

Tous gardèrent le silence, et le congrès se sépara sur une impression des plus pénibles.

La première édition de Max Havelaar fut rapidement épuisée. Il fallut en faire une deuxième. L’auteur, avide de renommée plus que d’argent, et désireux surtout de faire de la propagande, eût voulu une édition à bon marché. Il désirait que son livre fût lu « à l’atelier, à la cuisine, à l’écurie. » M. van Lennep s’y opposa. Il en résulta un procès que Multatuli perdit haut la main.

A partir de ce moment, oubliant l’immense service reçu, il n’eut plus pour l’auteur de la Rose de Dekama et de Klaasje Zevenster que paroles amères et sarcasmes haineux. M. van Lennep demeurait impassible et bienveillant sous les injures de son ancien protégé.

— Mais fâchez-vous donc ! s’écriait Multatuli exaspéré.

— Vous aurez beau faire, répondait le vieux patricien, avec son fin sourire de bonhomie sceptique, je ne me fâcherai jamais contre vous, monsieur Dekker.

Et régulièrement, il remettait au nerveux et irritable publiciste la moitié qui lui revenait dans le produit net de son livre. De 1863 à 1866, Multatuli toucha ainsi 2,210 florins ou 4,669 francs. L’année suivante, à la mort de M. van Lennep, la propriété du roman fut vendue publiquement pour compte de la succession. Une moitié du produit fut remise à Multatuli, l’autre moitié à l’éditeur.

La réputation de Multatuli comme écrivain était faite. Mais il lui était impossible de s’astreindre à un travail régulier. Des pamphlets, publiés de temps en temps, des lectures publiques, quelques travaux dans la presse, lui rapportaient maigrement de quoi