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Il a surtout la haine du calvinisme avec ses dogmes atroces de la prédestination et de la justification par la foi, sa morale dure, son absence de charité, la teinte sèche et froide qu’il jette sur les rapports de l’homme avec Dieu et des hommes entre eux.

Sa bête noire, à l’égal du haut fonctionnaire et du gros commerçant, c’est le pasteur, le dominé avec sa longue redingote, sa cravate blanche, sa raideur et le ton nasillard dont il ânonne les textes de l’Écriture. Il voit en lui le type de l’hypocrisie et du servilisme, et l’accable sans relâche de ses railleries et de ses sarcasmes. Plus le ministre du culte fait de concessions à l’esprit du siècle, aux progrès de la science, plus il le trouve inconséquent, plus il lui conteste toute raison d’être.

En résumé, pour Multatuli, la foi, c’est le sommeil ; le doute, c’est le désir ; l’examen, c’est le travail qui aboutit à la négation.

La morale de Multatuli découle de sa métaphysique, ou plutôt de sa négation de la métaphysique.

Le bien, c’est tout ce qui épargne à l’homme une souffrance ou lui procure une satisfaction.

Jouir, c’est être vertueux. Le perfectionnement moral consiste à accroître le nombre, l’intensité, et ce qu’on pourrait appeler l’altitude des jouissances.

« Mais la borne de ces jouissances ? »

La réponse se trouve clairement écrite dans le grand livre de la vérité, ouvert devant nous, et dont aucun texte n’est falsifié.

Celui qui poussera la jouissance jusqu’à l’excès deviendra malade. Celui qui tuera son prochain passera pour un homme désagréable. Celui qui volera sera garrotté par ceux qui possèdent quelque chose. Celui qui sautera par la fenêtre se fera du mal. Celui qui écrira des Lettres d’amour sera hué.

Nous voilà revenus à Diderot et à la morale du supplément au voyage de Bougainville. Les mœurs d’Otaïti, voilà l’idéal.

Le mariage chrétien paraît à Multatuli, comme au marquis d’Argenson, un droit furieux. La femme, servante ou poule couveuse, est sacrifiée au mari comme la fille l’a été au père. Pour la maintenir dans la soumission on la laisse dans l’ignorance. Il faut l’émanciper par l’instruction. Le seul droit qu’on ne lui ait jamais contesté, c’est celui de mourir en couches. Il faut lui accorder tous les droits qu’exerce l’homme, sans en excepter celui de suffrage et l’éligibilité. On l’a confinée dans des professions subalternes, dans des occupations machinales… Il faut lui ouvrir toutes les carrières. Il faut, en un mot, faire d’elle l’égale de l’homme. C’est alors seulement que pourra se réaliser l’idéal du mariage, qui est l’union libre des sexes, sanctionnée par la volonté et les