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déclassés, tous ceux que la société mercantile et calviniste avait lésés ou froissés, tous ceux à qui elle n’avait pas fait la place à laquelle ils croyaient avoir droit, se rangèrent autour de l’auteur de Max Havelaar et des Idées. Les plus intéressés, ceux pour lesquels il avait parlé et souffert, les prolétaires néerlandais et les cultivateurs de Java, restèrent naturellement étrangers à ce mouvement comme à tout ce qui se passe en dehors du petit cercle de leurs occupations journalières. Aussi, dans les éclairs de clairvoyance qu’il avait parfois, s’irritait-il de ne compter de partisans que parmi les gens qui n’auraient pas demandé mieux que d’exploiter à leur profit les abus qu’il combattait. Ces thuriféraires, qui le portaient aux nues, lui firent d’ailleurs plus de tort auprès des hommes de bon sens que ses ennemis les plus acharnés et les moins scrupuleux.

Aujourd’hui, les colères se sont calmées, les illusions se sont dissipées, l’apaisement est venu, et après les démolisseurs et les panégyristes, les critiques sérieux se sont mis à étudier l’homme et l’œuvre pour essayer d’expliquer l’une par l’autre. Le plus sagace d’entre eux, le docteur Swartz Abrahamsz, s’est livré sur Douwes Dekker à une patiente analyse, véritable dissection, conduite avec le calme des chirurgiens de Rembrandt, et une sorte de bienveillance narquoise toute hollandaise. Sa conclusion, c’est qu’on se trouve devant un cas pathologique. Toute la conduite, toutes les idées, tout le talent et toute l’extravagance de Douwes Dekker s’expliquent par une neurasthénie congénitale, aggravée par un long séjour aux Indes, exaspérée par le contact hostile du milieu et des préjugés hollandais.

L’explication est juste, mais elle est incomplète. Douwes Dekker n’avait pas seulement un système nerveux irritable, il avait aussi, et surtout, un immense orgueil, et il a eu l’irréparable malheur de se tromper sur la nature de ses capacités.

Au cours de cette étude, nous avons eu plus d’une fois l’occasion de montrer quelle haute idée il se faisait de lui-même. Il avait la science infuse. S’il eût eu le temps de creuser pendant le jour les pensées qui la nuit illuminaient son cerveau comme des traits de feu, il eût renouvelé les sciences physiques et les sciences exactes. Il avait deviné avant Darwin la théorie de la sélection et du transformisme. « Pour moi, dit-il, ce n’est pas de Darwin que je tiens le darwinisme. Si l’on ne m’avait pas traqué comme une bête sauvage, il y a longtemps que j’aurais exposé l’idée mère de son système. »

Non-seulement, il se croyait capable de conduire les destinées de l’humanité, mais il n’hésite pas à déclarer, dans Max Havelaar, avec une sorte de pitié ironique pour lui-même, qu’il n’eût