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universelle, et l’on sent que le mot de cosmopolite porterait à faux ; le centre d’attraction est trop fort, tout s’y agrège, sans s’y déformer. Faite de fragmens de toutes les époques et d’échantillons de toutes les parties du monde, elle frappe chaque pièce étrangère à son coin en lui laissant une physionomie originale. La plupart des écrivains que j’ai lus ont surtout vu dans Rome l’empire de la mort et de l’immobilité, un musée de ruines successives. Je ne puis sentir comme eux ; mon impression dominante est celle d’une vie cachée, tenace et souple ; une vie d’outre-tombe, je le répète, qui réduit à la longue et plie à ses fins les formes de vie passagères ; si vous préférez, la vie calme d’un très vieil arbre, dont les jeunes pousses sans cesse regreffées portent toujours des fruits nouveaux. Piranèse a entrevu la grandeur indéfectible et les lents mouvemens intérieurs de Rome. Deux hommes seulement en ont rendu la mystérieuse vitalité, parce que leurs génies étaient parens du génie romain : dans le domaine des idées, Bossuet, qui ne l’a jamais vue ; dans le domaine des formes, Poussin, qui l’a si bien vue.

Je parle ici de la Rome matérielle, tangible ; il n’est pas possible de la dissocier de cette Rome spirituelle dont elle est l’image, pas plus que de séparer l’âme du corps. Les figures des papes sont aussi instructives que leurs monumens. On peut faire à Saint-Paul-hors-les-murs une étude qui révèle bien la persistance de ces divers caractères, la fusion de la variété dans l’unité, du particulier dans l’universel. La basilique renferme les médaillons de tous les pontifes, exécutés il y a peu d’années. Ce sont d’honnêtes peintures, de la même main, je crois, sans prétentions à l’originalité ; conventionnelles pour les personnages des époques reculées, elles deviennent de bonnes photographies coloriées, faites sur des documens exacts, pour les papes si souvent portraiturés de l’époque moderne. Prenons-les à partir de Jules II, à partir du moment où l’unité de civilisation s’établit en Europe, où les types généraux de chaque période sont présens à la mémoire de chacun d’entre nous. N’oubliez pas que le vêtement de ces pontifes est invariable, que la mode n’y a pas de prise, que l’expression du visage peut seule les différencier. Cependant, si l’on arrachait les noms et les dates, si l’on brouillait pêle-mêle ces médaillons, l’homme le plus étranger à la chronologie pontificale, et qui n’aurait jamais vu un de ces portraits, rétablirait sans peine la série, à très peu d’exceptions près. Chez nous, ceux-ci auraient posé devant les Clouet, ceux-là devant Philippe de Champaigne, les autres devant Rigaud, Largillière, Vanloo, David, et ainsi de suite. Un Anglais, un Allemand, un Espagnol feraient les mêmes observations en évoquant les noms