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outre l’impatience légitime qu’il avait de voir paraître un si bel ouvrage, il lui était utile que l’apparition de l’Enéide coïncidât avec les jeux séculaires. Elle était donc vraisemblablement dans les mains de tout le monde au commencement de 737. La preuve qu’on la lisait, qu’on la dévorait, c’est qu’Horace semble y faire allusion plusieurs fois dans son hymne. On a remarqué qu’il y parle d’Énée, du pieux Énée, et qu’il y revient avec complaisance sur ses merveilleuses aventures. Il semble même avoir tenu à rappeler un des plus beaux endroits du poème, quand il représente les Romains terribles dans le combat et généreux après la victoire,


… bellante prior, jacentem
Lenis in hostem,


ce qui ressemble tout à fait à l’admirable vers du sixième livre :


Parcere subjectis et debellare superbos.


Aujourd’hui nous sommes frappés surtout, de la partie humaine de l’Enéide, c’est-à-dire de la peinture des passions et des caractères. Il est naturel que les Romains l’aient été davantage de ce qui les concernait plus particulièrement, des souvenirs de leur histoire et de la glorification de leur race. C’est la grandeur de Rome qui est le véritable sujet du poème ; mais Virgile y chante moins le monde vaincu que le monde pacifié, c’est-à-dire uni sous les mêmes lois et recevant des Romains les bienfaits de la concorde et de la civilisation. Rien n’a donc empêché l’Enéide de devenir le poème des vaincus aussi bien que des vainqueurs ; elle a été populaire dans toutes les contrées du monde ; on l’apprenait, on la commentait partout dans les écoles, et les fils des Celtes, des Ibères, des Carthaginois se sentaient devenir Romains en la lisant. Elle n’est donc pas tout à fait un poème comme un autre et fait uniquement pour le plaisir des lettrés ; elle a eu aussi des conséquences politiques, et en cela Virgile se rapproche du divin Homère qu’il avait pris pour modèle, tout en désespérant de l’égaler. On a dit quelquefois que les peuplades helléniques, amoureuses d’indépendance et d’isolement, n’avaient été unies entre elles que par l’admiration qu’elles éprouvèrent pour leur poète national, et que peut-être sans Homère la Grèce n’aurait pas existé ; de même, le lien des nations diverses, sous la domination romaine, étant surtout formé par l’éducation commune, et toute l’école tournant autour de Virgile, on peut