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d’herbe ; il étudie avec des scrupules de botaniste la structure du palmier pour en rendre la svelte élégance. L’anecdote de la rondache montre le lien subtil qui unit en lui l’imitation de la nature à l’invention des formes nouvelles et la précision des détails à l’intensité de l’expression. Modelés par leur âme, les visages de ses madones ont le charme d’une beauté toute spirituelle. Qu’il s’agisse de l’Adoration des mages, de la Cène, de la Bataille d’Anghiari, c’est en ce merveilleux esprit la même vision d’images nettes, la même volonté de créer des êtres réels et vivans, mais avec la conviction que la vie venant de l’âme, que le corps étant son œuvre et son image, l’art consiste à faire apparaître l’âme par le corps. Il est inquiet de vérité, il emprunte à la nature tous les élémens de son œuvre ; mais il combine ces élémens selon les caprices de sa fantaisie et il a l’invention hardie. La lucidité de son intelligence ne se distingue pas de ses sensations exquises, de ses émotions subtiles et raffinées. Ses sentimens sans cesse passent par son esprit et ses idées par son cœur. La rêverie des autres hommes est faite de formes vagues, d’images flottantes, sa rêverie est comme une richesse de pensées claires qu’il posséderait toutes à la fois. Le génie, à coup sûr, n’a rien en lui de commun avec la folie, il est la santé même d’un puissant esprit, la rencontre heureuse et l’équilibre de toutes les facultés humaines. Le secret de ses œuvres est dans ce subtil mélange d’observation et de fantaisie, d’analyse et d’émotion, de naturel et de spiritualité, dans ce réalisme psychologique d’un homme qui pense que l’esprit est partout présent et doit partout apparaître.

Voyez dans les manuscrits de Windsor la description du déluge, qu’illustrent de curieux dessins. Toute sa vie, Léonard avait étudié l’eau en savant, ses courans, ses tourbillons, comment ses vagues se forment, se déroulent, se brisent ; par une de ces transitions insensibles qui rejoignent en lui le sentiment à la pensée, il l’aimait en artiste, pour y retrouver la ligne du sourire, les ondes des longues chevelures bouclées. La tentation lui vient de représenter l’épopée de l’eau, la grande bataille qu’elle livra jadis à la terre. Il n’imagine pas un vague symbole ; il évoque des images nettes ; il fait agir l’élément selon ses lois ; il semble qu’il assiste à la scène qu’il crée ; il la voit dans tous ses détails ; il l’observe comme un phénomène réel. Au verso du feuillet qui porte la description, une longue note, d’un caractère tout scientifique, est consacrée à déduire les effets des lois du mouvement de l’eau dans l’hypothèse de l’effroyable tourmente. En marge, de petits dessins à la plume, véritables schèmes de ces lois, marquent comme le passage de l’idée à l’image.