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pleine de couleurs diverses contre un mur pour qu’elle y laisse une tache où l’on voit un beau paysage. » (Traité de la peinture, § 60.) Paysagiste, il reste lui-même, il mêle les curiosités du savant à la recherche des sensations rares, à l’invention pittoresque. Réaliste épris de vérité, il ne demande à l’étude attentive de la nature que la puissance d’un langage égal aux audaces et aux complexités de son rêve intérieur.

Il dessine des herbes, des fleurs, des églantines, des cyclamens, avec un scrupule où la tendresse ne se distingue pas de l’exactitude scientifique. Cherchant dans leurs conditions d’existence la raison de leur structure, il analyse les arbres en botaniste ; il relève les divers aspects des montagnes à l’horizon (Ve partie) ; il étudie les nuages (VIIe partie) ; les eaux, leurs cours, leurs reflets ; l’éclairement des herbes et des feuillages selon leur distance de l’œil et la position du soleil. Il accumule une incroyable richesse d’observations précises ; mais, s’il analyse ainsi le spectacle des choses en ses élémens, c’est pour être maître de les combiner à son gré. Un instant, il songe à peindre le déluge, en donnant pour âme à cette scène la terreur, dont il aime à faire passer le frisson. A l’extrême opposé, il se plaît à détacher ses madones sur des fonds accordés à leur âme, à répandre en ses paysages la grâce subtile des êtres qui y vivent et y respirent.

Le paysage de la Vierge aux rochers semble le caprice d’un poète qui évoque le pays du rêve. Une source aux bords fleuris, un petit asile de fraîcheur et de verdure, sous un dais de rocs suspendus que supporte un puissant pilier de pierres superposées. Par la brèche ouverte, jusqu’à l’horizon, des massifs encore de rocs dénudés, des massifs sombres d’abord, puis bleus sur le ciel bleu, au travers desquels court et bondit l’eau bleue de quelque lac mystérieux. Décomposez maintenant cette fantaisie, étudiez ces fleurs, ces plantes poussées dans les fentes du roc, comptez-en les feuilles et les pétales ; regardez les assises de pierre, mesurez les dégradations de la lumière jusqu’à l’horizon, les adoucissemens de la perspective aérienne, vous ne trouverez rien qui n’ait été vu, observé, pris sur le fait. L’analyse de ce rêve vous conduit à des images réelles, empruntées directement à la nature, saisies par un œil sain, notées par un esprit de savant, interprétées et combinées par une âme d’artiste, rendues par la main la plus ferme et la plus sûre[1]. L’audace du rêve est faite des précisions de la science. Dans la Joconde, dans la Sainte Anne, c’est le même paysage étrange et réel, créé par sa fantaisie pour les êtres de son rêve.

  1. N’est-ce pas là ce qui faisait dire à Corot devant ces paysages que plus d’un serait tenté de trouver invraisemblables : « Voilà le créateur du paysage moderne ? »