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LA
FORME ET LA VIE


I

Quand nous jetons les yeux sur le monde au milieu duquel l’homme s’agite, il semble bien au premier abord que tout ce qui vit, la plante, l’animal, même toute partie de ce qui vit, une feuille, un os, a une forme définie dans ses contours, si bien que nous sommes naturellement conduits à voir dans la forme des êtres organisés un attribut essentiel de la vie. Au contraire, les gaz qui s’épandent à l’infini, les liquides moulés sur les parois du vase qui en arrêtent l’écoulement, les roches, taillées de mille façons sans cesser d’être la même roche, nous montrent le monde inorganique affranchi presque tout entier de la fatalité de la forme.

Les cristaux, à la vérité, semblent ici faire exception. Eux aussi ont des formes arrêtées, aux contours encore beaucoup mieux définis que ceux de la vie et quelquefois d’une grande élégance. Mais qu’on les broie dans un mortier, ce sera toujours le même corps, ce sera la même espèce chimique, si ce n’est plus le cristal. Un être vivant, la canne à sucre, la betterave râpées, réduites en pulpe, n’ont plus rien d’elles-mêmes. Elles ont cessé d’être, elles ont disparu irrémédiablement : toute la puissance de la nature, aidée de tout le savoir humain, ne saurait avec cette pulpe les réédifier dans leur forme, tandis que nous pouvons refaire le cristal et le tirer à nouveau de sa poussière.

L’être vivant considéré en lui-même, indépendamment de ceux dont il dérive et de ceux qui dériveront de lui, est à sa façon, — dans la plupart des cas, car il y a des exceptions, — une sorte d’atome, un tout indivisible. De là cette dénomination très juste d’individu, passée de la philosophie grecque dans la scolastique et par elle dans le langage courant pour désigner l’être doué de vie.