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LA HALTE

Quoique toujours éveillée au chant du coq, elle craignit si fort de s’attarder ce soir-là qu’elle ne se coucha pas du tout.

— Ne viendrez-vous pas avec moi ? dit-elle à son mari.

— Pourquoi faire, Sposa ? C’est un brave gars que notre fils, mais qui ne vaut vraiment pas vingt milles de marche quand les grains ne sont pas rentrés et que l’orage menace.

L’excès du labeur et des privations avait engourdi le cœur de ce père qui n’estimait pas qu’avoir donné le jour vingt et un ans plus tôt à un fils valût le sacrifice d’une journée de travail. Ces lubies-là étaient bonnes pour les femmes.

— Sans compter que c’est une fière folie à vous, Sposa, ajoutait-il, d’entreprendre une pareille course !

L’ordre des marches et contremarches devait déterminer un bivouac à Belva, et si cela était, Sposa reverrait son garçon, son chéri aux yeux bleus, son Daniel qu’elle n’avait pas vu depuis l’entrée au régiment. Deux malpropres chiffons de papier donnant de ses nouvelles et priant sa mère d’en faire autant, c’était tout ce qu’elle avait eu de son Neillo depuis dix-huit mois. Père et mère étaient logés dans une misérable cabine de pierres, métayers d’un maître dur, courbé sous un sort rigoureux qu’ils portaient gaillardement grâce à la santé et à la docilité d’une tribu d’enfans sains et forts malgré le jeûne forcé et la maigre pitance de fèves et d’eau pure. On se serrait et on s’aimait.

Un camelot qui passait informa la mère que les troupes passeraient à seize milles de chez elle.

— Du reste, cela ne vous avancerait pas beaucoup d’y aller, comment reconnaîtriez-vous votre fils, dans une telle cohue ?

Ne pas reconnaître son fils ! Elle avait ri.

Or l’absence, pour les malheureux, c’est la nuit ; une nuit que rien ne vient éclairer, car ils n’ont pas l’usage des mille moyens de communication propres aux riches.