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grosse branche distincte avec ses quatre rameaux distincts ; ce qu’il en garde ou tolère, il l’écourte et le transporte pour le greffer ou le plaquer sur une autre branche, sur la troisième classe, celle des érudits et des antiquaires. Ceux-ci pourront bien s’occuper des sciences politiques et morales, mais seulement « dans leur rapport avec l’histoire, » surtout avec l’histoire très ancienne. De conclusions générales, de théories applicables, par leur généralité, aux événemens récens et à la situation présente, il n’en faut pas ; même, à l’état abstrait et dans le style froid de la dissertation spéculative, elles sont interdites. Là-dessus, le premier consul, à propos des « Dernières vues de politique et de finances » publiées par M. Necker, a posé sa règle précise et son parti-pris comminatoire : « Concevez-vous, dit-il à Rœderer, un homme qui, depuis que je suis à la tête de l’État, propose trois sortes de gouvernement à la France ? Jamais la fille de M. Necker ne rentrera à Paris ; » elle y serait un centre distinct d’opinions politiques, et il n’en faut qu’un, à savoir le premier consul en son conseil d’État. Encore, ce conseil lui-même n’est qu’à demi compétent et tout au plus consultatif : « Vous ne savez pas, vous autres, ce que c’est que le gouvernement[1], vous n’en avez pas l’idée, il n’y a que moi qui, par ma position, sache ce que c’est que le gouvernement. » Dans ce domaine, et sur tout le pourtour indéfini de ce domaine, très loin, aussi loin que pour porter sa vue perçante, aucune pensée indépendante ne doit se former ni surtout se produire.

En particulier, la science première et directrice, l’analyse de l’esprit humain, poursuivie selon la méthode et d’après les exemples de Locke, Hume, Condillac et Destutt de Tracy, l’idéologie est proscrite. « C’est à l’idéologie[2], dit-il, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs de

  1. Rœderer, m, 548. — Id., III, 332 (2 août 1800).
  2. Welschinger, la Censure sous le premier Empire, p. 440. (Paroles de Napoléon au conseil d’État, 20 décembre 1812.) — Merlet, Tableau de la littérature française de 1800 à 1815, I, 128. M. Royer-Collard venait de faire à la Sorbonne, devant trois auditeurs, sa première leçon contre la philosophie de Locke et de Condillac (1811). Napoléon, ayant lu cette leçon, dit le lendemain à Talleyrand : « Savez-vous, monsieur le Grand-Électeur, qu’il s’élève dans mon université une nouvelle philosophie très sérieuse.., qui pourra bien noua débarrasser tout à fait des idéologues, en les tuant sur place par le raisonnement ? » — Informé de cet éloge, M. Royer-Collard dit à quelques amis : « L’Empereur se méprend : Descartes est plus intraitable au despotisme que ne serait Locke. »