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Germains vinrent en France en moins grand nombre qu’en Angleterre, et ceux qui y restèrent étaient depuis longtemps déjà en contact avec les Romains ; d’autre part, la romanisation des Gaules avait été plus complète. De toutes les provinces de l’empire, la Gaule, qui produisit Cornélius Gallus, Trogue Pompée, Domitius Afer, Pétrone, Ausone, Sidoine Apollinaire, se piquait de parler le latin le plus pur et de produire les meilleurs poètes. Qu’on prenne les monumens matériels ou les monumens de la pensée, la différence est la même d’un pays à l’autre. En Angleterre, des théâtres, des tours, des temples, marques d’une civilisation latine, avaient été élevés, mais non pas si nombreux, si solides, si grandioses, que les invasions n’aient pu les détruire. Il n’en demeure que des débris informes. Chez nous, les barbares sont venus, ont pillé, brûlé, rasé au niveau du sol tout ce qu’ils ont pu ; mais ils avaient trop à détruire ; la multitude des temples et des palais lassa leur bras ; la torche leur tomba des mains. Et tandis qu’on fouille la terre chez nos voisins pour retrouver les restes de l’antique civilisation latine, il suffit chez nous de lever les yeux pour les voir. Si la mort nous rendait un Romain du temps des Césars, il pourrait encore, dans notre siècle, aller implorer ses empereurs divins dans les temples de Nîmes ou de Vienne ; il passerait pour entrer à Reims, Orange ou Saintes sous les arches triomphales élevées par ses ancêtres ; il reconnaîtrait leurs tombes aux Aliscamps d’Arles, et il pourrait enfin, assis sur les gradins, en face des horizons bleus de la Provence, voir couler le sang dans les arènes.

Le pays n’était pas, comme la Bretagne insulaire, désorganisé et privé de ses légions lorsque arrivèrent les barbares ; le vainqueur dut toujours compter avec le vaincu, qui devint un allié et non pas un esclave. Et cet avantage, ajouté au nombre et à la civilisation supérieurs, permit au Gallo-Romain de reconquérir l’envahisseur ; à l’inverse de ce qu’on vit en Angleterre, le vaincu enseigna au maître sa langue ; les petits-fils de Clovis écrivirent des vers latins, et c’est grâce à des poèmes romans que Karl le Franc est devenu « Charlemagne » dans la légende et dans l’histoire. Si bien que le nouvel empire établi dans les Gaules n’eut guère, à la longue, rien de germanique que le nom ; ce nom toutefois a subsisté, et c’est le nom français.

Ainsi, et non par un impossible massacre, s’explique le résultat différent des invasions en France et en Angleterre. Dans les deux pays, mais moins abondamment dans le dernier, la race celtique s’est perpétuée, et le voile d’une langue étrangère, latine en France, germanique en Angleterre, n’est point si rigide ni si épais qu’aujourd’hui même on ne puisse discerner à travers ses plis les formes