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à époques fixes comme on va à la pêche dans la saison. On les désigne dans le pays d’un mot terriblement significatif : « l’armée ; » lorsque, dans les chroniques anglo-saxonnes de ce temps, il est question de « l’armée, » il ne s’agit jamais des forces nationales, mais bien des Danois. Ils incendient les monastères sans plus de scrupules que si c’étaient des huttes de paysan ; ils n’ont pas foi au Christ ; de nouveau et pour la dernière fois, Thor et Odin triomphent en Grande-Bretagne.

Les efforts d’Alfred pour constituer la patrie restent vains et passagers ; pour un temps il arrête les désordres et fixe des limites à l’invasion. Le nord est aux Danois, le sud aux Anglo-Saxons, avec Winchester pour capitale. Pour un temps il remet les lettres en honneur ; Germain de race, Latin d’éducation, il manifeste dans son caractère, ses œuvres et ses idées ce génie composite, à la fois pratique et passionné, dont la conquête normande devait faire plus tard le génie anglais. Il fut ainsi, avant l’heure, un vrai Anglais. Mais il ne put réussir à transformer définitivement la nation à son image.

Il disparaît, et les troubles recommencent. Aussi vains que les siens demeurent un peu plus tard les efforts d’Edgar et de Saint-Dunstan. Les subdivisions du pays sont mobiles et infinies ; des multitudes de roitelets ne nous sont connus que par leur nom trouvé au bas d’une charte ; il y a des rois des Angles du sud, des rois de la moitié du pays de Kent, des rois avec un peuple moindre qu’un maire de village d’aujourd’hui. On les tue, la chose est de nulle importance ; « il fut tué, » dit sans plus la chronique anglo-saxonne. Les mœurs sont les mêmes que dans les royaumes germaniques de France, où c’était un usage si constant d’assassiner les rois que Gontran, roi d’Orléans, au témoignage de Grégoire de Tours, jugea bon, un dimanche, de s’en expliquer familièrement avec ses sujets réunis pour entendre la messe. Il les pria de « vouloir bien » ne pas le tuer, « comme vous avez fait, dit-il, récemment pour mes frères, » et de le laisser élever ses neveux au moins pendant trois ans, vel tribus annis, de crainte qu’à leur mort et après lui il ne restât plus personne pour être roi. Les périodes d’unification sont temporaires et dues à la puissance ou au génie d’un prince ; mais le peuple de Grande-Bretagne gardait sa tendance à se résoudre en menus royaumes, en « comtés, » comme on dit au XIe siècle, en tribus dans la réalité, comme lorsqu’il habitait la Germanie. Comment de ce chaos pourra-t-il sortir un peuple ? un peuple pour enfanter Shakspeare, pour coloniser l’Amérique et écraser l’Armada ? Il y faudrait un miracle. Ce miracle eut lieu ; ce fut la bataille d’Hastings.