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accoutumée aux invasions ne devaient plus voir jusqu’à nos jours monter la fumée d’un camp ennemi.

Dès le premier moment, Guillaume semble l’avoir voulu et prévu. En politique, il unit tout le pays ; il était le maître ou le vainqueur de tous et imposa à tous son autorité, à son frère même, l’évêque Odon, qu’il fit emprisonner « comme comte de Kent, » dit-il avec sa promptitude de repartie habituelle, pour éviter une querelle avec l’Église. On le craignait, mais on ne pouvait s’empêcher de l’admirer : « Il était si rigide et si cruel qu’on n’osait rien faire contre sa volonté, » dit le chroniqueur anglo-saxon, qui ajoute : « Il ne faut pas oublier entre toutes choses la bonne paix qu’il fit régner dans le pays, si bien qu’un homme chargé d’or pouvait traverser sans encombre tout le royaume. » En résumé, et ce fait aussi devait être gros de conséquences, le nouveau maître était détesté, mais non point honni.

Mais ce qui est plus frappant encore que ses vues et ses instincts politiques, ce fut son action voulue et réfléchie, sur la pensée, sur l’opinion publique, si l’on peut dire ainsi, enfin sur la littérature. Ce fut là un trait de génie ; Guillaume s’appliqua, et ses successeurs l’imitèrent, à faire pour le passé ce qu’il faisait pour le présent : à unifier. La nouvelle dynastie avait besoin des poètes pour cela et elle leur fit appel. Guillaume se donna hautement non pas pour le successeur ou le remplaçant, mais pour l’héritier d’Edouard le Confesseur et de tous les autres souverains indigènes. Pendant plusieurs siècles les poètes de langue française et plus tard de langue anglaise, obéissant comme à un mot d’ordre, fusionnèrent dans leurs chants toutes les origines. Français, Danois, Saxons, Bretons, Troyens même, formèrent pour eux une seule lignée ; ces peuples divers avaient trouvé en Angleterre une patrie commune, et leurs gloires à tous était le patrimoine commun de la postérité. Avec une persistance admirable, qui se prolongea de siècle en siècle, ils déplacèrent le point de vue national et finirent par établir aux yeux et de l’aveu de tous que la constitution d’un peuple et son unité ne sont pas une question de sang, mais une question de lieu ; peu importe qu’on soit ou non consanguins ; le point, c’est d’être compatriotes. Tous les habitans du même pays sont un même peuple ; les Germains d’Angleterre et les Français d’Angleterre ne sont rien autre chose que des Anglais.

Tous les héros qui se sont illustrés sur le sol de l’île sont indistinctement chantés maintenant par les poètes ; ils célèbrent d’une voix égale Brutus, Arthur, Hengist, Horsa, Knut, Edouard et Guillaume. Ils vénèrent de même les saints de toute race qui ont gagné le ciel en pratiquant la vertu sur le sol anglais. En cela encore, bon politique, le roi donne l’exemple. Le jour de Pâques 1158,